dimanche 3 août 2014

Tempête médiatique autour du "Padre Pio" de S.Luzzatto


TEMPETE MEDIATIQUE autour du « Padre Pio » de Sergio Luzzatto

L'ouvrage a soulevé en Italie une vive indignation, dont un article de Simona Cantoni fournit un florilège. La traduction française par Pierre-Emmanuel Dauzat (Padre Pio. Miracles et politique à l'âge laïc, Paris, Gallimard Essais, 2013, 528 pp.) a été accueillie de façon élogieuse par M. Grodent (Le Soir), W. Galvani (www.nonfiction.fr), J.Mercier (www.lavie.fr), V. Cirefice (www.laviedesidees.fr), X. Pellegrini (www.letemps.ch), entre autres.



Voici la traduction de l'article paru dans Studi e ricerche di storia contemporanea n°69, juin 2008, ISREC, Bergamo.




OBSCURANTISME ET ANTISEMITISME A LA DEFENSE DE L'HONNEUR DE PADRE PIO



Le 30 octobre 2007 est sorti en librairie l'essai de Sergio Luzzatto Padre Pio. Miracoli e politica nell'Italia del Novecento (Einaudi, Turin, 419 pp). Cet ouvrage très complexe consiste en une enquête non seulement sur le saint Frère mais aussi sur la construction du mythe du religieux de Pietrelcina et sur son histoire - qui recoupe étroitement celle de l'Eglise italienne, de la politique et même de la finance - et en une ample réflexion sur le concept de sainteté et sur le phénomène de la dévotion populaire à son égard.



Luzzatto explicite dès l'abord le but de son travail et précise dans le prologue: « Cet ouvrage se propose de rendre au Padre Pio de Pietrelcina la place qu'il mérite dans l'histoire italienne du XXe siècle. (...) Il s'agit surtout de reconnaître comment l'histoire de Padre Pio parle de nous autant que de lui. A chaque période du XXe siècle ou presque, les aventures et les mésaventures, les épiphanies et les éclipses, les triomphes et les chutes de sa silhouette brune renvoient à une histoire plus large et plus profonde, plus importante et plus grave, dessinant la trajectoire, les déviations, les creux d'une voie italienne particulière vers la modernité » (éd.fr., p.30).



Pour ce travail d'enquête étalé sur six ans, l'historien a utilisé des sources d'importance : des documents inédits du Saint-Office relatifs aux années 1919-1939, des documents policiers provenant des archives d'Etat italiennes et françaises.

En une puissante synthèse, Luzzatto ramène au jour certains aspects obscurs de la vie de Padre Pio : il reconstruit ses rapports avec le fascisme, rappelant entre autres la bénédiction qu'il donna le 15 août 1920 sur la place de San Giovanni Rotondo aux oriflammes du ras fasciste Giuseppe Caradonna, protagoniste quelques mois plus tard de la tuerie qui mena à l'exécution de onze villageois, une des actions les plus violentes du fascisme des débuts ; il retrace son rapport étroit avec Emanuele Brunatto, maître-chanteur, espion des fascistes et collaborateur des nazis au moment de Vichy; il revient, grâce à la consultation d'une documentation inédite, sur les doutes exprimés au sein même de l'Eglise catholique quant à la véracité des stigmates, doutes renforcés par la mise au jour de quelques billets autographes où le saint demandait des doses importantes d'acide phénique et de vératrine, des substances aptes à provoquer ses fameuses plaies aux mains ; enfin il analyse la position critique du Vatican, durant le pontificat de Jean XXIII, vis-à-vis du comportement du Frère, et spécialement de sa conduite morale et de ses rapports avec quelques femmes.

Dans les notes personnelles du « Bon Pape », restées jusqu'à présent inédites, et qui sont un des moments forts de l'ouvrage, le pape exprime avec des mots durs sa préoccupation quant au Frère de Pietrelcina : « Avec la grâce du Seigneur, je me sens calme et presque indifférent, comme en présence d'un vaste et douloureux engouement religieux dont le phénomène préoccupant approche d'une solution providentielle. Cela me fait de la peine pour P.P. qui a aussi une âme à sauver et pour qui je prie intensément. Le fait – la découverte par des bandes magnétiques, si vera sunt quae referentur (si ce qu'elles laissent entendre est vrai), de ses rapports intimes et déplacés avec les femmes qui constituent la garde prétorienne jusqu'ici infranchissable autour de sa personne – fait penser à un très vaste désastre d'âmes, un désastre diaboliquement préparé, pour discréditer l'Eglise dans le monde, et spécialement ici en Italie. Dans le calme de mon âme, je persiste humblement à considérer que le Seigneur faciat cum tentatione provandum (met ainsi la foi à l'épreuve), et que de l'immense duperie sortira un enseignement profitable à la clarté et au salut de beaucoup » (éd.fr. p.383).



Nous ne voulons pas ici discuter de la recherche historique effectuée par Luzzatto, mais mettre en relief l'ample et étonnante « tempête médiatique » déchaînée par cette publication. Avant même que le livre ne sorte en librairie, des journaux et des sites web catholiques l'ont attaqué avec véhémence et animosité ; des périodiques s'adressant à un public familial ou féminin, qui s'intéressent très rarement à des essais historiques, ont consacré des pages et des pages à la figure du Saint aux stigmates offensée par cette publication ; Luzzatto est intervenu dans de nombreuses émissions TV pour « défendre » son travail, expliquer la différence entre dévotion et histoire, répéter que son essai ne porte pas de jugement quant à la sainteté ou non de Padre Pio.



Cette réaction courroucée envers un chercheur qui s'est limité à reconstruire la vie d'un saint à travers des documents d'archives peut se comprendre eu égard à la grande dévotion populaire dont jouit Padre Pio, dévotion exprimée précisément par les lecteurs de la presse dont question. Beaucoup moins compréhensibles sont les tons et les arguments dont usent ces paladins de l'honneur du Frère de Pietrelcina.

En octobre 2007, quand le Corriere della Sera révèle anticipativement le contenu du livre et ouvre un débat sur foi et histoire, auquel prennent part Sergio Luzzatto, Vittorio Messori, Aldo Cazzullo, Alberto Melloni, la bagarre éclate sur d'autres journaux, en particulier dans le réseau des sites web catholiques, une véritable chasse à la sorcière, à « l'historien ». On n'attend pas de lire l'essai dans son entièreté et on déduit immédiatement que le livre est une attaque à la figure de Padre Pio, une entreprise dont le but est de démontrer l'inexistence des stigmates et l'absence de fondement des miracles accomplis.



Les reproches adressés à Luzzatto se ramènent à deux thèmes fondamentaux : premièrement, aux dires de ses détracteurs, Luzzatto est juif et en tant que tel n'a pas le droit de s'intéresser à la religion catholique ; deuxièmement, en vertu du dogme de l'infaillibilité pontificale, on ne peut mettre en doute le procès de canonisation qui a amené Jean-Paul II à proclamer saint le Frère de Pietrelcina le 16 juin 2002 sur la place Saint-Pierre.

L'attaque la plus massive et immédiate est celle de la Lega cattolica antidiffamazione, « association dont le but principal est la défense des droits civils des Chrétiens, la promotion de l'histoire, de la culture, de la vie de l'Eglise Catholique Apostolique Romaine et de ses membres, du Souverain Pontife et des hiérarchies et fidèles des autres Eglises Chrétiennes reconnues en Italie et dans le monde » qui écrit sur son site (www.cadlweb.org) :

« Suite à un pamphlet anticatholique qui met en doute le caractère surnaturel des stigmates de Saint Pio de Pietrelcina, en alléguant de présumées preuves absolument fausses et infondées, la Présidence de la Lega cattolica antidiffamazione désire attirer l'attention de l'opinion publique – et des catholiques en particulier – sur les attaques continues envers l'Eglise Catholique avec de graves interférences dans sa liberté et son autonomie (...) ; Sergio Luzzatto pontifie sans arguments sérieux à propos de l'authenticité des stigmates de Padre Pio, s'aventurant jusqu'à juger de la validité des canonisations proclamées par l'Eglise (...). Nous nous demandons quel scandale aurait été soulevé par la communauté à laquelle appartient Luzzatto si un catholique avait exprimé des jugements analogues sur des questions relatives au culte hébraïque. Nous nous permettons de suggérer au Professeur Luzzatto de consacrer son énergie à l'étude de sa propre religion, vu qu'à l'égard du Christianisme - et du Catholicisme en l'occurrence – il semble que la mesure ait été largement dépassée. La Lega cattolica antidiffamazione espère que la Communauté juive italienne et internationale voudra prendre les distances par rapport à un acte pseudoscientifique tendancieux et discriminatoire qui n'est étayé par aucun document et se base au contraire sur des preuves largement démenties par les documents existants ».



Le blog Fattisentire.net qui se définit « le portail pour une appréciation éthique de la politique » publie au même moment un post intitulé «  Mr Luzzatto, vous n'avez pas honte ? » ; sur la même page on indique les adresses mail de Luzzatto et les lecteurs sont invités à lui écrire « et surtout, remerciez-le bien... ».

Les « remerciements » ne se font pas attendre, si bien que Luzzatto lui-même rassemble quelques-unes des lourdes accusations reçues par mail et les publie dans un article sur le Corriere della Sera le jour même où le livre arrive en librairie, le 30 octobre 2007 : Padre Pio, quand la science s'insurge contre les lieux communs. Mon ouvrage contre intolérance, hagiographie et antisémitisme. Les précisions de Luzzatto sur le but véritable du livre (ne pas trancher une fois pour toutes si les stigmates sont vrais ou faux) et sur sa non-appartenance à la religion juive, les déclarations de son respect envers la dévotion populaire, les nombreuses archives consultées comme source de la documentation étayant l'essai, dont celles du Vatican auxquelles il a été le premier à accéder, n'ont pas suffi à calmer la colère de ces nouveaux croisés de la religion catholique.



Le site Papa Ratzinger Blog (paparatzinger-blograffaella.blogspot.com), qui « veut être un hommage au Saint Père Benoît XVI » se demande « qui sait ce qui arriverait si un catholique offensait un juif de cette façon... ». Les lecteurs du site laissent des commentaires divers : on y trouve des prières pour le salut des juifs, des discussions sur la légitimité pour les saints de recourir à certains subterfuges (les stigmates), des invitations à Luzzatto à se verser sur les mains de l'acide phénique « pour voir l'effet que cela fait durant une cinquantaine d'années ». L'antisémitisme de certains messages frise le ridicule : « Luzzatto est un juif à qui ne plaît pas Israël, imaginez un peu si Padre Pio peut lui être sympathique », « étant lui-même ce qu'on appelle vulgairement un bouffeur de curés, Luzzatto est aussi un bouffeur de rabbins » ; bref, Luzzatto n'a pas seulement le malheur d'être juif, il a aussi le tort d'être un mauvais juif, non dévot, non pratiquant, un athée en somme, ce qui aux yeux de ces blogueurs est le péché le plus grave. A un lecteur anonyme qui se risque à écrire : « il me semble de mauvais goût de décider que la capacité à critiquer dépende de la religion » et qui rappelle que certains catholiques, comme le Père Gemelli, ont émis des doutes à propos de Padre Pio, il est promptement répondu que le Père Gemelli n'a répandu que des poisons et que c'est sans doute pour cela qu'il n'a pas encore été sanctifié !



L'analyse de La giusta Informazione 2, un site géré par Gabriella Carlizzi (journaliste et écrivain) ne mâche pas ses mots et en appelle au Diable en personne : « Si Sergio Luzzatto voulait nous étonner, ou nous prendre par surprise, en faisant vaciller la foi des croyants chrétiens catholiques, il a manqué son but, et nous lui sommes même reconnaissants de cette 'courageuse' initiative, elle nous permet d'expliquer aux millions de fidèles qui dans le monde entier vénèrent le Saint de Pietrelcina combien Satan devient de plus en plus raffiné pour semer le doute, le trouble, chez ceux qui peuvent peut-être vaciller, donnant ainsi au malin l'occasion de voler des âmes au Seigneur... ». Madame Carlizzi se montre cependant magnanime envers l'historien « diabolique » : « Dans un esprit de charité chrétienne, prions pour que notre frère Luzzatto soit, comme le fut saint Paul, foudroyé sur la route de la lumière de Dieu, qui donne la vue aux yeux de l'esprit. » (www.lagiustainformazione2.it)



Le site Politica Online consacre beaucoup d'espace à l'affaire : il publie d'abord presque tous les articles parus dans la presse nationale, favorables ou non à l'essai, puis un long rapport très détaillé de Stefano Campanella, directeur responsable de Tele Radio Padre Pio, tendant à démontrer l'authenticité des fameux stigmates, et ouvre enfin un débat entre ses lecteurs avec un forum intitulé « Que pensez-vous de la campagne du Corriere et de Luzzatto sur Padre Pio ? » (www.politicaonline.net). Une des premières réponses : « Luzzatto est juif, Mieli est juif. 2+2 ? ». L'affirmation a soulevé des critiques au sein même des lecteurs du site, mais le « modérateur » qui se cache sous le nickname « Soldat du Roi » a promptement répondu à qui l'accusait d'antisémitisme : « tu risques de passer pour communiste ou laïc progressiste... peut-être vaut-il mieux discuter avec davantage de sérénité et de modération » , et de fait le débat se poursuit sereinement : « il est donc plausible que d'un milieu d'où émanent notoirement 99 % de laïcs bouffeurs de curés et de maçons putréfiés soit partie une nouvelle attaque à l'Eglise, une de celles que les gens, abrutis, prennent désormais pour la vérité puisque après soixante ans de République on avale n'importe quelle connerie ».



Jusque sur Wikipedia, la fameuse encyclopédie internet gratuite, rédigée et corrigée par les navigateurs eux-mêmes, des insultes antisémites ont été adressées à Luzzatto. Dans la section Wikio, où sont relatées les dernières informations d'actualité, en commentaire à un article écrit avec une extrême modération par don Paolo Padrini, auteur du blog passineldeserto.blogosfere.it, un « anonyme » délirant écrit, non sans quelque difficulté de syntaxe et d'orthographe : « le cher Luzzatto reste toujours un juif et je n'ajoute rien d'autre.. je pense seulement que si un juif avait de façon imperceptible dit et écrit ou signalé quelque chose sur la religion juive ou sur la shoa que ne serait-il pas arrivé ! La troisième guerre mondiale !... Cela dit, ce n'est pas pour faire de l'antisémitisme, ce que je ferais bien volontiers, je ne comprends pas pourquoi le véritable italien catholique permet tout cela et permet à un tel être malpensant d'être professeur dans une université italienne et non pas israëlienne dans son pays, inculquant des données et des opinions erronées » (www.wikio.it).



Quelques détracteurs de Luzzatto font preuve d'une certaine imagination : pour Alberto Giannino, sur Petreus, « le quotidien online sur le Pontificat de Benoît XVI », l'accusation de « juif » est manifestement étriquée : le voilà donc qui définit l'historien « un juif protestant ». Dans l'article intitulé St Pio de Pietrelcina et le juif protestant en quête de popularité : « Nous regrettons qu'une telle attaque émane d'un frère juif avec lequel nous avons en commun pas moins de 38 livres de l'Ancien Testament. Luzzatto et ses amis protestants ne se consolent pas de voir chaque année sept millions de pèlerins se rendre à San Giovanni Rotondo prier sur la tombe du saint canonisé par Jean Paul II en 2002, comme si ces sept millions étaient tous des ignorants, des analphabètes, sans foi, sans spiritualité, prêts à croire n'importe quoi. Mais pourquoi cette attaque brutale et inouïe contre un saint ? Parce que Luzzatto est un juif qui est proche des positions idéologiques protestantes. Il n'aime pas le dogme de l'infaillibilité pontificale, il n'aime pas le culte des saints et il ne croit pas aux miracles. Et comme pour les protestants, pour lui Jésus est un prophète, il n'est pas Dieu. Dans son ouvrage, soi-disant rigoureux, Padre Pio est traité comme un imposteur, et non pas comme un saint » (www.papanews.it).



Le même quotidien online Petreus accueille aussi un article Quand l'histoire s'insurge contre S.Luzzatto où l'auteur, Pietro Siffi, explique : «  avancer comme preuves incontestables de simples soupçons – dont par ailleurs il a été scrupuleusement démontré qu'ils sont infondés – dans le seul but de 'démythifier' le saint de Pietrelcina n'est pas tâche d'historien : c'est le travail empreint de parti-pris d'un ennemi juré de Dieu et de l'Eglise, de qui se dresse contre elle et croit qu'en discréditant ses saints il ruine sa crédibilité. A cette tâche se sont essayés un grand nombre de ses adversaires, présumant d'eux-mêmes avec orgueil, sans avoir réussi ne fût-ce qu'à égratigner leur ennemie détestée. Eux sont morts, et on s'en souvient à peine ; l'Eglise par contre est toujours vivante ». Et de conclure son discours aux tons millénaristes : « Adorer la déesse Raison pour refuser le culte au vrai Dieu est tout sauf une marque d'impartialité. Voilà pourquoi cela fait sourire que certains historiens veuillent 's'insurger contre les lieux communs', tombant dans le plus banal et pénible des lieux communs d'aujourd'hui : l'athéisme rationaliste. En agissant de la sorte ils deviennent à leur tour les hagiographes de l'esprit contemporain et peut-être trouveront-ils dans le futur à se mesurer avec qui saura - d'un esprit serein et non prévenu – juger leur entreprise comme tendancieuse et dénuée de rigueur ».

Le site enfin propose une interview de Monseigneur Domenico Umberto D'Ambrosio, évêque de Manfredonia -Vieste – au diocèse duquel est rattaché San Giovanni Rotondo – et Président Mondial des Groupes de prière voués au saint du Gargano, qui explique sans mâcher ses mots : « Luzzatto est historien de métier, mais qu'il laisse de côté les choses sacrées. Du reste, il n'est pas catholique, que sait-il de notre religion? Ce livre représentera sans doute un travail énorme de recherche mais il est le fils de quelqu'un qui n'a pas la foi, parce que seul celui qui n'a pas la foi, qui ne croit pas en Jésus-Christ, peut prononcer certaines affirmations » et il ajoute « Je vous le dis : quelqu'un qui vu sa formation religieuse nie l'existence du Christ pourra-t-il jamais croire aux stigmates de Padre Pio ? ».



On peut lire d'autres lettres « intéressantes » sur le site du quotidien on line Effedieeffe dont l'action, lit-on à la page d'accueil, est tournée « contre les ennemis de notre civilisation occidentale (qui est catholique, avec d'importants vestiges grecs et romains) » et qui se vante d'avoir diffusé « des centaines de milliers de livres qui, même si ce n'est qu'une goutte d'eau dans l'océan de l'agression au catholicisme, ont peut-être contribué à freiner, de quelque centimètre, la déchristianisation et donc la désertification et la déshumanisation de la société ». A un lecteur (Giuseppe B.) qui fait valoir que « ce n'est certes pas un pauvre petit professeur qui écrit des livres qui va impressionner Padre Pio et ses innombrables fils spirituels, tant s'en faut... La seule chose regrettable, et vraiment très regrettable, c'est que dans notre chère patrie il y ait des gens chargés de l'éducation de nos jeunes et de la formation du futur de la Nation qui ont 'une consistance intellectuelle et morale faible à ce point' », le directeur Maurizio Blondet répond avec beaucoup de franchise : « Aux juifs la sainteté donne des démangeaisons. Ils doivent cracher du venin aussi sur Padre Pio, ce scandale. C'est à leurs fruits que nous devrions les reconnaître ». Un autre lecteur remarque : « Les sottises de l'historien sont excessives. Chez nous, en Italie, il n'est que professeur d'université. En Israël il serait au minimum rédacteur en chef » ; un lecteur enfin en réfère à Jean XXIII comme au « pape communiste et maçon ».



Le site Agerecontra ne laisse pas non plus passer l'occasion d'attaquer Luzzatto ; ce site est la voix du périodique du Circolo culturale Triveneto Christus Rex, « mouvement formé et géré par des catholiques fidèles à la tradition des Trois Vénéties » : « Le juif Luzzatto délire à propos de Padre Pio. Le Corriere della sera lui offre un vaste espace. Attaquer ce saint ' peu commode ' est une mode que le grand Corriere ne peut laisser échapper » (www.agerecontra.it).

Concluons ce rapide tour d'horizon des sites catholiques avec celui qui s'est montré le plus mufle pour attaquer Luzzatto, en publiant de lui une photo retouchée par l'adjonction d'oreilles d'âne. Il s'agit de Cattolicesimo, Portale Cattolico Apostolico Romano, où dans un esprit très « catholique » se rencontrent pour échanger des opinions les personnages surnommés Tridentino 72, Bellarmino, Cristo-Re, Dominicus, Torquemas. On y lit : « Sales infâmes ! Ils cherchent à traîner dans la boue la figure de Padre Pio. Ils ont essayé de son vivant, et maintenant qu'il est mort ils essaient à nouveau. D'ailleurs le nom juif du type qui a écrit cette ordure ne peut mentir... ». Si un blogueur fait remarquer que « Luzzatto s'il est juif est aussi un bel antisémite », 'Bellarmino' après le photomontage de l'âne lui rappelle que « les deux choses ne s'excluent aucunement. Qui sont aujourd'hui les pires persécuteurs et exterminateurs du peuple palestinien ? » (www.cattolicesimo.eu).



Les journaux et revues catholiques adoptent un ton sans doute plus réservé et plus 'politically correct' mais pas moins lourd que celui des sites web, et dans bien des cas les critiques adressées à Luzzatto sont les mêmes, démontrant que les journalistes de la presse écrite ne connaissent pas non plus la différence qui distingue recherche historique et dévotion religieuse.



C'est Il Giornale qui s'est le premier intéressé à l'essai, le 23 octobre 2007, avec une intervention du vaticaniste Andrea Tornielli ; dans un article occupant une page entière, où se détachent les photos des vip adeptes du Saint (Luciano Moggi, Sofia Loren, Valeria Marini, Victor Emmanuel de Savoie et Marina Doria), le vaticaniste du journal rappelle que plusieurs médecins avaient déjà exclu la thèse soutenue par Luzzatto selon laquelle Padre Pio s'était provoqué les stigmates avec de l'acide phénique, soutenant donc que les sources utilisées par l'historien pour son travail manquaient absolument de tout fondement. Quelques jours plus tard le même quotidien et le même auteur reviennent sur le sujet : Padre Pio, le saint qui ne plaît pas aux progressistes (28 /10/ 2007), s'en prenant au Corriere della Sera coupable d'avoir traité de l'essai dans une « flopée » d'articles mais de ne l'avoir jamais critiqué.



Famiglia Cristiana s'empresse de rassurer les fidèles : Fausses Ombres sur Padre Pio (11/11/2007) ; dans une interview au Père Paolino Rossi, postulateur de la cause de canonisation, on explique que le livre de Luzzatto « colporte comme inédites des révélations rebattues et démenties », « la figure du Saint – dit le Capucin – reste limpide et immaculée. Tout le reste est négligeable ».

Il faut dire que cet hebdomadaire édité par la Società San Paolo s'est montré parmi les plus équilibrés de tous ceux qui ont critiqué l'essai de Luzzatto. Il accorde, avant tout, dès les pages qui suivent un droit de réponse à l'auteur lui-même, dans une interview où celui-ci explique que « en tant qu'historien, je m'en suis tenu à l'abc de mon métier. On n'écrit pas 'pour' ou 'contre' mais 'sur' quelqu'un, en rendant compte des documents, des témoignages, des données recueillies». Vient ensuite un petit article Un scandale créé à dessein, où le Frère Antonio Belpiede, porte-parole des Capucins du couvent de Padre Pio, dit que « le travail de Luzzatto est honnête, rigoureux, scientifique et fruit d'années de recherches. Avec les annonces de ces dernières semaines, on a créé un problème qui n'existe pas ».



Il Messagero, par contre, titre Padre Pio, les flèches empoisonnées du bestseller) (1/11/2007) ; Paolo Mosca, l'auteur de l'article, s'indigne : « Franchement, nous pensions que, une fois déclaré saint, ses détracteurs se seraient tus. Que non ! (...) revoici les ombres et les soupçons quant à la sainteté du personnage. Et les cinq mille Centres de prières voués à Padre Pio et actifs dans le monde entier ? Et la construction de la Maison de la Souffrance à San Giovanni Rotondo ? Et les millions de fidèles devant son tombeau de marbre qui implorent grâces et esprit de paix ? Par-dessus tout, Luzzatto défie le jugement des autorités ecclésiastiques qui pendant des années ont examiné les pour et les contre de la vie du Frère ».



La Gazzetta del Mezzogiorno (26/10/2007) en appelle à Sandra Lonardo Mastella, Présidente du Conseil Régional de Campanie : Ne touchez pas à Padre Pio s'intitule la longue interview dans laquelle elle affirme : « J'ai lu le Corriere della Sera et les articles sur le livre que Sergio Luzzatto a écrit sur Padre Pio, mais les faits démontrent exactement le contraire : le saint de Pietrelcina n'a jamais été une duperie, comme le pape Jean XXIII lui-même l'a pensé au début. (...) J'ai une grande dévotion pour Padre Pio. Dans les moments difficiles je vais prier à Piana Romana, là où se trouve son orme, et j'en reviens pleine de sérénité. Une de ses images saintes m'accompagne à chaque heure de la journée ». Un jugement qui fait autorité, et qui ne laisse aucune réplique possible !



Pour expliquer à ses lecteurs le peu de fiabilité du livre de Luzzatto, Libero publie en première page un article de Antonio Socci intitulé Nouvelles révélations sur Padre Pio ? Non, les bobards habituels (25/10/2007). Le journaliste y affirme que « le préjugé qui nie l'évidence tombe dans le ridicule », il annonce la sortie et fait la promotion de son propre « livre sur ce grand saint et sur certaines des choses bouleversantes qu'il a accomplies », Le Secret de Padre Pio (Rizzoli, novembre 2007, 322 pp.), et déplore avoir dû, pour mener à bien son travail, endurer « une indigestion de boue, (vu) l'impressionnante diversité d'accusations, d'insinuations et de calomnies qui se sont déversées sur lui (Padre Pio) pendant un demi-siècle ». Il conclut en rappelant que « avec ces souffrances (les stigmates) Padre Pio a 'payé le prix' de millions, littéralement de millions, de grâces obtenues pour ceux qui souffrent et de millions de conversions : communistes, francs-maçons, protestants, agnostiques, qui trouvaient la foi après être allés à San Giovanni Rotondo ».



Le journal local L'Eco di Bergamo ne laisse pas non plus passer l'occasion d'entrer dans la polémique : Le cas Padre Pio, une tempête contre l'Eglise (28/10/2007). L'auteur, Marco Roncalli, s'attache surtout à explique que « le pape Jean XXIII voulait seulement arriver à la vérité », qu'il n'y avait « aucune aversion » vis-à-vis de Padre Pio, et qu'en définitive, « la campagne de presse soulevée par le livre de Luzzatto intéresse aussi Jean-Paul II : elle veut pour tous les deux les honneurs de la béatification ». Somme toute, l'historien turinois a réussi d'un seul coup à mettre en accusation trois « intouchables » de l'Eglise catholique : un saint, un pape déjà béatifié et un autre vicaire du Christ en bonne route vers la béatification.



Pour l'hebdomadaire Oggi, « l'historien de formation hébraïque (!) Sergio Luzzatto a écrit un essai qui « relance venins et accusations contre le Frère de Pietrelcina » mais les siennes sont, « selon les experts » interviewés par le journaliste (Antonio Socci, Andrea Tornielli et Rino Cammilleri, journalistes et écrivains), « de vieilles insinuations, qui ont toutes été déjà démontées par la réalité des faits (Attaque à Padre Pio, Vincenzo Sansonetti, 7/11/2007).



Gente par contre, le journal concurrent, veut expliquer à ses lecteurs les motifs réels de « la guerre entre Jean XXIII et le Frère », affirmant que le « bon Pape » aurait ouvert une enquête sur le capucin à cause d'un « sérieux complot de ses détracteurs » et rappelant que sur le point de mourir, Papa Roncalli aurait affirmé : « à propos de Padre Pio je me suis trompé » (Ce qu'il y a derrière les accusations envers Padre Pio, Paolo Scarano, 8/11/2007).

Pour rester dans les hebdomadaires people, nous devons signaler l'appel lancé par Diva & Donna : Défendons notre Padre Pio (Cristina Pace, 6/11/2007), un long article où Antonio Belpiede, porte parole des Frères Capucins de Foggia, déjà interviewé par Famiglia Cristiana à qui il avait pourtant donné de tout autres réponses, retombe dans les « médisances » contre le saint, tout en continuant à se tromper dans l'orthographe du nom « Sergio Luzzato ».



L'hebdomadaire Chi, enfin, publie un article de Renzo Allegri, collaborateur de la revue et « l'un des plus grands spécialistes de la vie de Padre Pio », qui se dit déconcerté par les thèses de Luzzatto, « vu que la récente proclamation de la sainteté de Padre Pio, en juin 2002, est un acte solennel, qui implique 'le dogme de l'infaillibilité de l'Eglise', une vérité de foi, que Dieu a confirmée directement par son intervention, par un miracle » (Ces blessures encore ouvertes, 7/11/2007). Entrant ensuite dans le vif du sujet quant à l'essai, Renzo Allegri, dans un syllogisme parfait, déclare avec fermeté que les documents avancés par Luzzatto pour soutenir ses thèses « perdent toute valeur probatoire si on les examine dans leur contexte historique (...) Ce sont des documents objectifs, qui existent, mais qui ne prouvent rien » ; il conclut son commentaire avec un argument qui devrait mettre fin à toute discussion : « A la mort du saint les stigmates ont disparu. Et il n'existe à cela aucune explication scientifique ».



L'essai de Sergio Luzzatto a donc provoqué un véritable tremblement de terre dans le monde de la presse catholique, sa reconstitution historique a non seulement déchaîné les réactions polémiques que nous avons cherché à résumer, elle a mené aussi à la énième publication sur le sujet (on a calculé qu'en Italie ont été publiés plus de deux cent livres sur la vie de Padre Pio, dont plus de cent-vingt titres depuis 2000, en ne tenant compte que des publications d'une certaine importance).

Saverio Gaeta, rédacteur en chef de Famiglia Cristiana, et Andrea Tornielli, vaticaniste du Giornale sont les auteurs de Padre Pio, le dernier soupçon. La vérité sur le Frère aux stigmates (Piemme, février 2008, 240 pp.), un ouvrage qui se propose précisément de répliquer aux accusations lancées par Sergio Luzzatto : « Sans aucune intention hagiographique, mais sur la base de documents historiques et de témoignages de première main, cette enquête veut répondre une fois pour toutes à ce terrible dernier soupçon» lit-on dans la présentation par la maison d'édition.



Et ainsi, sur nombre des journaux qui avaient durement ouvert la polémique contre Luzzatto, la bagarre est repartie, mais cette fois on célèbre la nouvelle publication : Padre Pio, défense des stigmates (Avvenire, 26/2/2008),  Ces 'soupçons' sur Padre Pio. Un livre démonte les thèses accusatrices de Luzzatto (Famiglia Cristiana, 2/3/2008), Femmes, miracles et foi : la vérité (Il Giornale, 26/2/2008), Luzzatto, l'historien qui snobe l'histoire (le même Tornielli sur Il Giornale, 3/3/2008).

En somme, on a écrit un autre livre pour répondre à ce « soupçon » que Luzzatto avait cherché dès le début à éliminer, expliquant dans le Prologue : «... il ne s'agit pas ici d'établir une fois pour toutes si les plaies apparues sur le corps du Padre Pio étaient de vrais stigmates, ni s'il accomplit de véritables miracles. (...) Ici les stigmates et les miracles du Padre Pio nous intéressent moins pour ce qu'ils révèlent de lui que pour ce qu'ils nous disent du monde autour de lui : le monde bigarré des frères et des prêtres, des clercs et des laïcs, des croyants et des athées, des bons et des méchants, des cultivés et des ignorants (...) En tant que pratique sociale, la sainteté comporte des rituels d'interaction ; les saints comptent par la façon dont ils apparaissent, non par ce qu'ils sont » (éd.fr. p.19).



(traduction : Claire Papageorgiadis-Bodson)




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