samedi 19 octobre 2013

R. PERNOUD, Sources de l'Art Roman et M.PERNOUD, Lexique thématique


Ce condensé souligne les lignes de force d'une étude menant à comprendre les éléments essentiels qui fondent en profondeur l'originalité de l'art roman, et à lire l'architecture et l'ornement en interprétant les oeuvres dans un contexte élargi. (On a dû renoncer à citer de nombreux exemples, pour ne retenir que les plus illustres.)
Le lexique thématique (non repris dans cet exposé) schématise les thèmes d'ornement en montrant qu'ils sont au langage artistique ce que sont les notes de la gamme en musique. 


Introduction
I    Panorama des Temps classiques
II   L'Art chrétien
III  Les Celtes
IV  Des Siècles obscurs
V   La Renaissance carolingienne
VI  Les Sources
VII L'Ornement
Conclusion



INTRODUCTION

Les productions des XI et XIIe siècles furent longtemps qualifiées de « naïves, gauches, maladroites », avant que Malraux (dans Psychologie de l'Art) ne libère l'esthétique des canons de l'antiquité : « on préjugeait que le sculpteur gothique avait désiré sculpter une statue classique et que, s'il n'y était pas parvenu, c'était qu'il n'avait pas su ».
Un préjugé avait la force d'un axiome, celui de l' « oubli » de la sculpture. En outre on ne s'attachait qu'à l'iconographie figurée : ce qui était important, c.-à-d. ce qu'on pouvait décrire, devait être rattaché à quelques textes connus. On étudiait moins les oeuvres en elles-mêmes que leurs rapports avec des archétypes supposés.
Cet ouvrage se propose de considérer l'art roman en lui-même, de rechercher ses composantes, de retrouver la vision propre à ce monde lointain, pour apprendre à lire son langage.


I PANORAMA DES TEMPS CLASSIQUES (pp.17-20)

Il faut tout d'abord esquisser les circonstances dans lesquelles se fait le premier jet de ce qui sera son inspiration. Et pour cela, brosser le panorama de l'art classique à Rome aux premiers siècles de notre ère.
C'est le temps de la sécurité, de la stabilité instaurée par la « paix romaine » ; l'ordre romain est aussi celui des esprits, « mens sana in corpore sano » dans un équilibre entre confort matériel et confort intellectuel.
Les oeuvres du génie romain répondent à un idéal de mesure et de symétrie ; l'architecture des temples « confronte perpétuellement l'horizontale et la verticale » (Focillon) ; les artistes adoptent les canons de l'art grec, idéalisent leur modèle pour parvenir à un archétype du Beau ; la peinture est tributaire de la sculpture, et simule les objets dans les trois dimensions pour créer l'illusion de la réalité.
C'est un art d'équilibre, dans lequel s'affirme le règne de la statue, comme de la colonne en architecture.


II L'ART CHRETIEN (pp.23-37)

Les peintures des catacombes (début IIe s.- début IVe s.) constituent un fait étonnant. Les origines juives des premiers chrétiens ne prédisposaient pas à l'activité artistique : les lois mosaïques proscrivaient les images. Et l'art qui se développe dans les catacombes semble le moins adapté à des lieux souterrains humides et mal éclairés : un art du relief eût été plus indiqué qu'un art de la couleur.
Les peintures les plus anciennes ne se distinguent pas des thèmes et de la technique de la peinture alexandrine (guirlandes de feuillages, draperies), un art sans rapport avec le message évangélique.
Mais dès le IIe s. perce une nouveauté : ces thèmes sont chargés d'une signification qui échappe aux yeux non avertis. Les fidèles, eux, voient dans Endymion portant la brebis le Bon Pasteur, dans le mythe d'Orphée le Christ ressuscité, dans le paon une image de résurrection, dans une colombe le Saint-Esprit, et les rameaux de vigne évoquent « Je suis la vigne, vous êtes les sarments ». L'image était doublement image : elle parlait aux sens mais en faisant allusion à une réalité située au-delà du sensible. On était passé de l'art qui représente à l'art qui signifie.

Dès le moment où le peintre, en peignant Orphée, est attentif au Christ qu'il évoque, il cesse de se sentir astreint à la copie fidèle de la nature. Il n'est plus celui qui reproduit mais celui qui suggère. Les lois des canons académiques et la nécessité de simuler les trois dimensions deviennent inutiles, écartées par une nécessité d'ordre intérieur : une nouvelle vision du monde et de la vie. Et le relâchement dans le dessin, des négligences dans la perspective passeront pour de la « décadence ». Alors que s'accomplissait une révolution en profondeur : les peintres faisaient l'apprentissage d'une quatrième dimension, qui est la liberté.

Les thèmes des peintures catacombales, qu'ils soient ceux de la peinture alexandrine ou tirés de l'Ancien Testament, ont en fait une signification commune : le salut, le retour à la vie, une seconde naissance. Un processus de signification qui ira s 'enrichissant pendant douze à treize siècles, et dont l'esprit qui préside à son développement trouve là son origine.

L'interprétation, la vision allusive resteront essentielles à l'art chrétien. Ainsi que ces deux traits : la peinture est préférée à la sculpture, la couleur est préférée au dessin. On n'a plus de statues, mais des murs qui s'animent. La peinture qui les recouvre du sol à la voûte est conçue moins comme un tableau que comme un revêtement qui fait partie intégrante du lieu qu'elle orne.

Au début du IVe s. (313) l'Eglise, libre, jouira de la faveur de l'empereur. La religion officielle aurait pu adopter l'art officiel ; les grandes basiliques auraient pu être la copie des temples antiques. Ou bien, une révolution artistique aurait pu se produire au sein de l'art classique. Des tendances philosophiques auraient pu faire naître une esthétique nouvelle : selon Plotin, l'oeuvre d'art doit refléter l'intelligence suprême, l'élément spirituel, et ne pas arrêter le regard sur la perception de la matière (comme la représentation d'un objet « en profondeur ») ; ses vues s'accordaient avec une tendance dictée par une nécessité intérieure.

Paradoxalement, les disciples de Plotin se firent les champions du traditionalisme. Pour les néo-platoniciens, défenseurs du monde païen face à la religion nouvelle, défendre l'esthétique classique c'était défendre la société antique menacée de décadence. Mais l'Eglise, elle, pratique un art d'avant-garde. Le IVe siècle et les deux suivants sont pour les artistes chrétiens des siècles de recherche intense.

La mosaïque ne couvre plus seulement le sol mais tapisse les murs et épouse l'ensemble de l'édifice. Comme dans les catacombes, il s'agit d'une animation de l'édifice et non d'un décor amovible. On peut à ce propos parler d'ornement au sens où l'épée était l'ornement du chevalier, un sens presque fonctionnel. L'ornement est inséparable de l'édifice, et il en sera ainsi dans tout l'art roman.
L'art de la mosaïque va évoluer en devenant un art d'église, elle sera de plus en plus un art de la couleur, laquelle crée une atmosphère et signifie la vie. La mosaïque classique tenait compte des lois de la perspective et tentait de simuler le relief. Dorénavant les préoccupations sont autres. Ainsi à Ravenne (encore sous influence de l'esthétique classique) apparaît un fond bleu uni dans les voûtes ; la mosaïque prend son autonomie par rapport à la peinture, comme celle-ci était devenue autonome par rapport à la sculpture. Des fonds bleus ou or épouseront la muraille tandis que les personnages demeurent comme à la surface, évitant la « profondeur » qui en accusait la matérialité. Le paysage sera de plus en plus stylisé, arbres et animaux étant parfois simplifiés à l'extrême. Le tout dans une technique très savante quant aux smaltes et aux effets de couleur.
Cet art est discipliné par le respect du cadre architectural. Le caractère architectonique de la composition s'affirme : l'enfilade des arcs de la nef converge vers le Christ à la voûte de l'abside, les personnages sont tous disposés dans le sens de la voûte ou bien ils irradient d'un point central, ou encore ils s'alignent en files sur les murs, affirmant l'horizontale.

Dans les cortèges représentés sur les bas-reliefs antiques, gestes et physionomies donnaient à chaque personnage une individualité. Dans la procession des saints à Saint-Apollinaire de Ravenne, le propos est à l'opposé : les personnages sont semblables, mêmes jeux de draperies stylisés, mêmes gestes, avec quelques ruptures de cadence. C'est un rythme qui se trouve créé, une harmonie presque musicale dans ces files où le regard glisse sans être arrêté. La contemplation devient active, l'oeil est invité à parcourir l'ensemble. A la vision statique et objective de l'art classique s'est substituée une vision dynamique, créant un mouvement, obligeant le sujet à réagir sur l'objet.

Une esthétique nouvelle est née. Ces siècles, habituellement considérés comme « obscurs », sont extraordinairement actifs et féconds. Outre les recherches sur la couleur et l'aspect mélodique des compositions, des essais tendent à substituer à la perspective classique, avec un point de fuite unique, d'autres ordres de composition.
Parfois, le mosaïste au lieu de se considérer comme spectateur de la scène se suppose lui-même au centre de sa composition : dès lors tout est vu « à l'envers », la table est un rectangle plus large au second plan qu'au premier ; la fusion sujet-objet se réalise là de façon absolue. Le plus souvent, la perspective renversée conduit à représenter en grandeurs décroissantes les personnages placés à l'avant. Ou encore c'est la perspective hiérarchique : on donne une taille plus imposante au personnage le plus important.
L'artiste apparaît libéré des canons antiques : sur une médaille, des brebis s'étagent autour du Bon Pasteur sans rien qui rappelle la perspective ; on évoquera une foule en étageant les têtes les unes au-dessus des autres, ou on aura recours à une vision synthétique : un personnage signifie une foule, un arbre la forêt, quelques feuilles sur un rameau l'arbre.

Cette période du premier art chrétien est celle d'un art qui cherche sa vérité. L'effervescence dans le domaine artistique est comparable à l'effervescence dans le domaine théologique ; les hérésies pullulent, c'est la contrepartie de l'intense recherche de vérité qui pousse toujours plus loin l'étude du contenu dogmatique.
Ce qui avait disparu, c'était de toute évidence la sécurité. Cette sécurité d'esprit que donnaient les lois et les canons, ce goût d'une perfection que l'oeil détectait pour peu qu'il sût discerner comment l'artiste avait observé les règles auxquelles il était assujetti. Tout cela disparaissait pour faire place à un fécond désordre, propre à susciter l'indignation de l'amateur cultivé, qui stigmatisait la disparition des critères fondant son jugement esthétique en dénonçant la « décadence ».

A notre époque, les artistes des cent dernières années se sont trouvés dans des situations équivalentes. Dans les deux cas, on a vu disparaître la sécurité d'esprit – et s'allumer l'indignation de ceux qui tiennent d'abord à cette sécurité.


III LES CELTES (pp.39-51)

Notre art médiéval a été étudié comme si l'art gréco-romain l'avait seul précédé sur notre sol, avec des « influences orientales » mystérieusement véhiculées. Or la conquête romaine n'a pu anéantir les modes d'expression des populations soumises, et un regard rapide sur ce qu'avait été l'art celtique révèle des conceptions radicalement différentes de celles de l'art clasique.
Le langage artistique des Celtes est lié, comme chez tous les peuples, à l'expression du Sacré. Ce qu'on sait de leur religion confirme l'impression d'un culte qui s'adresse aux forces de vie, de mouvement ; les sources et les arbres sont le lieu caché de leurs divinités. Loin d'aligner des familles de dieux sous forme de statues, ils s'abstiennent de toute représentation matérielle : cela va de l'expression figurée à l'écriture qui est, elle aussi, matérialisation.

Les Celtes construisaient en pierres sèches, technique attestée dans les pays celtiques dès la plus haute antiquité, aux environs du premier millénaire avant notre ère, ou encore aux VIe-VIIe siècles dans les habitations (du type appelé « bories » en France, « beehives » en Irlande) construites par des moines irlandais. - Note : cette attribution à une époque aussi reculée est discutée. (Cl. Papag.) -
Leur art s'exprime dans la vie quotidienne, dans des objets en métal ou en céramique, et leur sens artistique s'affirme dans la manière d'animer l'objet. Les monnaies en fournissent un exemple caractéristique . Le graveur transforme le profil classique : il répartit les éléments du visage sans souci de reproduction exacte, il donne au nez, aux cheveux, aux yeux, une importance privilégiée ; si au lieu d'un profil il cisèle un cheval, le cheval devient un animal fantastique, une sorte d'hippocampe. Aucun rappel de modelé et le relief n'est jamais que celui du trait.

Le caractère essentiel de l'art celtique est l'abstraction. L'artiste prend pour point de départ la ligne et le point, les éléments les plus simples, et il les développe en accord total avec le cadre. Il les combine pour créer un répertoire, il utilise la courbe pour arriver à la spirale, un motif qui remonte aux temps les plus lointains de l'antiquité celtique.
Une autre caractéristique en est l'attrait pour la couleur. Les Celtes ont un goût marqué pour le corail rouge, serti dans le métal. Quand le corail se fera rare vers la fin du IVe s., ils s'ingénieront à le remplacer par l'émail.

Loin de voir dans les éléments de l'art celte - le culte de la ligne pour elle-même, du tracé en soi - un simple décor, on peut les considérer comme l'essence de l'expression artistique d'un peuple.
La série de grecques sous la frise décorant le fronton d'un temple antique, la série de palmettes soulignant le bord d'un vase grec, sont de simples décors : l'intérêt est ailleurs, dans la scène sculptée ou dessinée ; grecques et palmettes ne font qu'enjoliver des parties qui, nues, seraient sèches à l'oeil. Chez les Celtes, de tels motifs prennent la première place, et de perpétuelles reprises des mêmes éléments, se développant et se combinant, se transforment à l'infini. La qualité de cet art vient de l'invention de l'artiste ; tout lui est prétexte à créer.


IV DES SIECLES OBSCURS (pp.53-65)

La période des invasions (Ve-VIIIe s.) évoque un Occident ravagé et l'abandon de toute activité artistique. Dès qu'on ne voit pas d'autres formes de culture possibles que la culture classique, effondrement du monde classique signifie effondrement de la culture. Mais cela a pu voiler certaines réalités:le codex remplace l'incommode volumen antique, dans les monastères s'introduit la lecture « des yeux », silencieuse, l'usage du parchemin se vulgarise (l'importation de papyrus est devenue difficile). Et, au point de vue artistique, s'impose le plain-chant, qui deviendra le chant grégorien.

La sculpture a-t-elle été « oubliée » ? Le terme peut paraître surprenant. Arènes, arcs de triomphe, théâtres n'avaient pas alors l'âge qu'aujourd'hui a chez nous le château de Versailles. Les statues ornant édifices et villas s'offraient aux yeux de tous. Cet « oubli » est cependant un « lieu commun de l'histoire de l'art ». Un monde où ne régnaient plus les canons académiques était inadmissible. Seuls quelques-uns, comme Focillon, ont compris que naissait une esthétique nouvelle.

Peu d'historiens ont établi un rapprochement entre les oeuvres de l'art celtique et l'art dit « mérovingien ». Ce sont pourtant des formes semblables, un même goût pour la ligne « abstraite » et pour la couleur, un même dédain de la figuration et du modelé, la même technique de l'émail en champlevé ou cloisonné.

Les Celtes demeuraient plus nombreux sur notre sol. Les fonctionnaires romains séjournaient dans les villes, et la population des campagnes était demeurée semblable à elle-même. L'art officiel étant mort avec le pouvoir impérial, il est naturel que sur le territoire occupé par les Celtes renaisse leur veine originale.
L'art celtique présentait d'évidentes affinités avec l'art non moins « décadent » qu'on avait vu naître à Rome puis dans tout le monde chrétien où Arméniens, Syriens, Coptes lui donneront leurs teintes propres. En Occident cet art ravive et renouvelle le vieux fond celtique, avec autant d'aisance que l'Eglise elle-même « passe aux Barbares ». Les campagnes, jusqu'alors peu touchées par l'évangélisation qui s'était faite principalement dans les centres urbains, se convertissent avec une rapidité frappante.

De même, la conversion de l'Irlande, seul pays qui ait échappé à l'envahisseur romain, s'est faite en moins de trente ans (St Patrick, de 431 à 461, a consacré trois cent cinquant évêques). L'Irlande ne compte pas un seul martyr, les collèges de druides étaient passés tout entiers au christianisme. C'est dire l'affinité qui existait entre deux conceptions du Sacré, qui se traduisent par des affinités dans le domaine artistique.
D'un bout à l'autre de l'Europe une veine « celto-chrétienne » se caractérise par la sculpture en méplat et les mêmes thèmes d'ornement. En dehors de la Gaule franque, deux foyers sont très actifs : l'Irlande et l'Espagne où un centre culturel s'épanouit à Séville sous l'impulsion d'Isidore. Les témoins de cet art sont peu nombreux : on a détruit pour répondre aux besoins de populations grandissantes et nombre des édifices étaient probablement en bois.

Les vestiges de cette époque attestent l'usage du plein cintre, de la voûte. Le temple antique a disparu, qui confrontait horizontales et verticales ou obliques. Les lignes de force semblent désormais émaner d'un centre d'où rayonneraient courbes et contre-courbes. La colonne ne joue plus le rôle de support ; on lui préfère le pilier dans lequel elle est comme absorbée. Si on la conserve, c'est en tant que partie intégrante de la voûte ou support des arcades.
Dans les régions chrétiennes naissent des édifices semblables, fidèles à un type connu dès le IVe s. : de plan central, couvert d'une coupole qui s'inscrit dans un carré ou un octogone.

En Espagne et au Portugal on trouve des fenêtres à décor de pierre composé d'ornements en chevrons, en losanges, en festons ; les thèmes d'ornement, sur pierres tombales, bandeaux ou chapiteaux, sont : carrés, triangles, étoiles, rosaces, cercles juxtaposés, entrelacs et spirales. Autrement dit, tous les éléments du décor celtique, qu'on a attribués aux Wisigoths. L'appellation peut être commode pour dater l'art hispanique d'avant l'invasion arabe ; mais on ne peut attribuer aux Wisigoths une forme d'art qu'on retrouve dans les bijoux des sépultures de Champagne ou d'Ile-de-France.
Il s'agit d'un art original, dont les racines sont celtiques et l'inspiration chrétienne. Aux VIIe-VIIIe s. les tombes sculptées en méplat ne sont plus ornées que des motifs chrétiens que sont le Chrisme (X et P grecs), l'α et l'ω, les feuilles de vigne et les grappes de raisin, ou le thème celtique devenu chrétien de la croix dans le cercle. Les témoignages viennent surtout d'Irlande, où aucune autre tradition n'existait que celle des Celtes.
Quant à l'orfèvrerie, il y a continuité entre les bijoux des Celtes antiques et ceux des sépultures mérovingiennes ; le travail du métal plie les personnages aux impératifs de la ligne et les transforme en thèmes d'ornement.
L'extraordinaire expansion des missionnaires irlandais chez nous depuis la fin du VIe s. vivifie le fond traditionnel. Leur art ravive les tendances latentes dans l'Europe celtique. Le souvenir de l'art humaniste gréco-romain disparaît ; l'art consiste plus que jamais en l'animation de l'édifice ou de l'objet, animation puisée à des thèmes que la tradition fournit et que l'imagination renouvelle inépuisablement.

Chez des auteurs se fait jour une pensée analogique plutôt que logique : la nature est signe et l'effort de l'homme consiste à passer du signifiant au signifié. L'oeuvre d'Isidore de Séville, dont les Etymologies développent un mode de pensée qui prend appui sur l'étude du mot, de sa relation à l'objet, restera à la base de la pensée médiévale et de l'expression symbolique qui s'y développera.
Apparaît une esthétique de l'hermétisme qui recherche les jeux de mots, le vocabulaire détourné dont surgit l'image inattendue. Dès le VIIe s., chez le toulousain Virgile le Grammairien, l'assonance, le rythme se substituent à la métrique latine. En littérature se déploie le goût celtique pour le fabuleux, l'énigmatique, une poésie où le jeu verbal développe des sentences en courbes et contre-courbes dont entrelacs et spirales sont les traductions linéaires.
Les développements de l'ornement doivent être reliés à une pensée foncièrement différente de la logique aristotélicienne, et qui se plaît à l'énigme, au symbole, à ce qui déclenche des jeux d'analogie.

Le sens de la vision romane n'est pas pour autant ésotérique, n'est pas le fait d'une élite initiée. Aux esprits de l'époque étaient familières des notions telles que les quatre sens de l'Ecriture qui développaient plusieurs ordres de compréhension : l'une, littérale : le récit du passage de la Mer Rouge ; la seconde, allégorique : l'image du passage signifie la Résurrection du Christ ; la troisième, “tropologique” : l'image évoque le baptême ; la quatrième, “anagogique” : ce passage est une promesse de la résurrection future et une vision eschatologique.
Il s'agit d'une manière de penser et d'agir générale à tout un peuple et qui s'exprime avec allégresse dans ses productions littéraires ou artistiques.


V LA “ RENAISSANCE ” CAROLINGIENNE (pp. 67-74)

Charlemagne se proclame l'héritier de Constantin et entend restaurer le pouvoir impérial qui se perpétuait en Orient. Il entend aussi, sans éliminer la Bible, restaurer l'étude du latin et du grec et la forme de culture qui avait été celle des empereurs chrétiens, comme Théodose. Il instaure dans son palais d'Aix-la-Chapelle une “Académie” qui réunit des lettrés venus de toute l'Europe. Le pilier en est le saxon Alcuin et avec lui plusieurs Irlandais, car les monastères d'Irlande sont devenus les centres les plus lettrés depuis que l'invasion musulmane a anéanti Séville.
Le retour à l'Antiquité se manifeste surtout dans la région rhénane, centre de l'empire. Les peintures murales de la crypte Saint-Germain à Auxerre (env. 857) et les peintures de Saint-Georges d'Oberzell montrent un souci de réalisme dans la perspective et les plis des vêtements ; une différence avec les fresques antiques est dans le traitement des fonds où l'artiste garde des teintes plates comme dans les mosaïques, en bandes de couleurs (brune pour le sol, verte pour la campagne, bleue pour le ciel), un usage qu'on retrouvera à travers la fresque romane. C'est un moyen terme qui situe bien ces fresques dans leur époque, héritière d'une tradition d'art chrétien déjà vigoureux avec une tendance vers les modèles antiques.

L'enluminure atteste une recherche de naturel, la peinture y est descriptive dans des manuscrits précieux enrichis d'or et de pourpre, en complet contraste avec ceux des VIIe ou VIIIe s.
Les ivoires sculptés témoignent aussi d'un retour aux canons antiques : plus de taille en méplat mais un relief proche des modèles antiques, avec un souci de fidélité pour l'anatomie et la plastique des drapés.

L'architecture ne marque pas ce retour à l'antique caractérisant la décoration. Les ateliers de marbre des Pyrénées sont détruits par l'avancée des Arabes, alors qu' au VIIe s. encore on extrayait des colonnes pour les baptistères, et cela achève d'anéantir le legs antique. La chapelle du palais d'Aix repose sur ces piliers de pierre qui seront caractéristiques de l'art roman. L'édifice dû à un architecte franc est entièrement voûté, de plan octogonal, surmonté d'une coupole.

A l'époque même de Charlemagne de nombreux manuscrits restent dans la veine de l'époque précédente ; ornés de spirales, d'entrelacs se terminant en oiseaux fantastiques, peints de teintes plates et insouciants du relief, ils portent la marque de la main “celtique”.

L'Espagne n'a pas subi l'influence de la Renaissance carolingienne. Dans les régions qui ont échappé à la conquête arabe, ou qui ont vu les premiers élans de la Reconquête, de petits édifices montrent la persistance des thèmes celtiques, qui ne vont pas tarder à s'épanouir dans les églises romanes.

Ce pouvoir impérial ne survivra guère à celui des fils et petits-fils de Charlemagne. Mais il est important de noter comment ce retour à l'empire s'accompagne d'un retour vers l'humanisme gréco-romain. Echec momentané, mais qui laissera des traces dans l'art roman.


VI LES SOURCES (pp.75-90)

Les grandes sources de l'art roman sont triples : les ressources de son sol, enrichies par l'imagination celtique et l'apport romain. Les tendances originales en France avaient été ravivées par les moines irlandais, et les conceptions classiques par l'effort carolingien.
Après une décadence spirituelle profonde au cours du Xe s. se prépare l'effort qui au XIe s. libérera l'Eglise du pouvoir impérial. L'empereur s'était approprié les nominations du clergé ; l'église carolingienne était une église d'Etat soumise au pouvoir temporel (comme elle le sera après le Concordat de 1516). La réforme grégorienne amène des conditions différentes : pouvoirs temporel et spirituel sont désormais distincts, sans cesser d'être associés, et le résultat en sera une exceptionnelle vitalité religieuse.

A l'époque féodale, l'art n'est plus centralisé dans les villes ; comme le pouvoir, il est réparti sur tout le territoire : le roi est seigneur parmi d'autres seigneurs. Chaque village a son église, robuste et pauvre ; on ne cherche plus les matériaux nobles et la mosaïque, coûteuse, disparaît en Occident ; elle est remplacée par la peinture murale qui revêt l'édifice de cette couleur dont on ne peut plus se passer.
Un même type de constructions se répand, un art européen avec les matériaux du terroir. Dans les abbatiales de la région rhénane persiste l'architecture dite “ottonienne”, fidèle aux formules carolingiennes : des constructions en générales charpentées, non voûtées, avec deux absides. Mais dans l'ensemble l'architecture romane est partout en Europe semblable à elle-même, avec des variantes nées des ressources locales. Il en résulte une sorte d'accord intime entre le paysage et le monument. Cet accord peut aller très loin, et explique par exemple que le matériau léger fourni par le sous-sol entre Cahors et Saintes ait permis de construire des églises à file de coupoles, sans qu'il faille en trouver l'explication dans des “influences” qu'on est parfois allé chercher bien loin.
Le constructeur adopte les matériaux du cru, les contraintes de la liturgie, et les thèmes d'ornement que lui fournit le répertoire. Mais il réinvente sans cesse, conciliant fidélité à la tradition et liberté d'expression.

Les bâtiments sont fonctionnels : le sens pratique et le souci d'efficacité guident les bâtisseurs ; le constructeur ne perd jamais de vue l'utilité pratique à laquelle son édifice doit répondre, étant entendu que l'utilité pratique n'est pas réduite à l'utilité matérielle.

C'est ainsi que le plan répond aux besoins : une église est un lieu de culte et un lieu d'assemblée. Le plan élémentaire des petits édifices, c'est un bâtiment rectangulaire avec un choeur en hémicycle, arrondi ou à pans, où se déroule le culte et l'assemblée y participe dans la nef. Ce dessin élémentaire évoluera suivant ces besoins : sur le choeur se greffent des chapelles rayonnantes (pour des reliquaires ou des cérémonies secondaires). Depuis le XIe s. se fait sentir pour des édifices plus importants le besoin de permettre une circulation autour du choeur, d'où la naissance du déambulatoire.
Le transept qui donne à l'église la forme d'une croix, mais qui permet aussi un accès latéral, existe depuis les temps carolingiens. Il arrive qu'on y ajoute une ou deux chapelles supplémentaires. Une variante plus modeste est celle du chevet tréflé : deux chapelles en demi-cercle s'ajoutent à l'abside arrondie. Dans les grandes abbatiales et les églises de pèlerinage toutes les possibilités se développent : un transept garni de chapelles, un choeur muni d'un déambulatoire et de chapelles rayonnantes. L'abbatiale de Cluny, la plus grande église romane d'Occident, comportait deux transepts pourvus de chapelles.

Mais, au contraire de l'édifice antique, l'édifice roman ne se traduit pas par son plan mais bien par ses volumes.Un art de belles masses qui vues de l'extérieur donnent la distribution intérieure des parties et leur rapport dans les trois dimensions, si bien que leur examen permet d'en déduire le plan, l'inverse n'étant pas possible(Focillon).
Les Grecs n'avaient considéré le problème de la pesanteur que verticalement ; les maîtres du Moyen Age ont eu à résoudre le problème des composantes obliques et du contre-butement et se sont progressivement appliqués à spécialiser chaque membre selon sa fonction(id.).

Une des notes dominantes de l'art roman est sa prédilection pour la voûte. Là même où l'édifice n'est pas voûté mais couvert en charpente, on utilise l'arc en plein cintre, dessinant un demi-cercle, avec des variantes comme l'arc outrepassé ou légèrement brisé. Toujours subsiste ce schéma de l'arrondi, du cercle, que rien ne dictait spécialement sinon le goût de la courbe, la recherche de la figure parfaite qui sera réalisée dans les grandes roses des cathédrales du XIIIe siècle.

Les pierres – ou claveaux – ne sont pas disposées en crossettes mais posées de manière à rayonner autour d'un centre invisible et leur projection dans l'espace n'est maintenue que par le poids des autres pierres de l'arc, en particulier la pierre centrale ou clef de voûte. Il y a une correspondance absolue entre la structure et la forme. L'édifice roman résulte du jeu d'une multitude de pierres étroitement solidaires et qui ne tiennent que par les poussées qu'elles opèrent les unes sur les autres. L'architecture antique était statique : des éléments qui pèsent les uns sur les autres. L'architecture romane est dynamique : des éléments qui s'opposent les uns aux autres.

Les constructeurs ont donné diverses solutions aux problèmes de la voûte. Une voûte en berceau devra être épaulée pour avoir un maximum de solidité, les poussées sur le parcours de l'arc différant selon les endroits ; elle le sera par un arc doubleau que renforce généralement à l'extérieur une portion de mur plus épais. Cette solution élémentaire n'est valable que pour des édifices de petite ou moyenne dimension ; si la portée d'une voûte dépasse six ou sept mètres, un contrebutement plus étudié est nécessaire.
L'arc brisé, où les poussées sont moins fortes, et la voûte en berceau brisé naissent de ce désir d'assurer une plus grande solidité.
On peut aussi contrebuter une voûte centrale par deux demi-voûtes, ou comme en Poitou la flanquer de deux voûtes latérales plus étroites couvertes par une même portée de toit. Souvent aussi les bas-côtés, couverts d'une toiture indépendante, sont plus larges et voûtés d'arêtes ; la voûte d'arête, déjà en usage dans l'antiquité romaine, est le mode de couverture le plus solide sur des espaces de petite dimension. Une autre variante sera la nef couverte d'une série de berceaux transversaux reposant sur de forts piliers.
C'est l'un des caractères de l'art roman : tout changement de dimension entraîne un changement de structure (dans le temple antique on pouvait étirer dans le sens horizontal aussi bien que vertical pourvu qu'on maintienne immuable la proportion entre colonnes et poutres)

Vues de l'extérieur, les montées successives qui s'étagent des chapelles rayonnantes à la couverture du déambulatoire, de là à l'abside et enfin au clocher, évoquent un développement presque organique, une croissance comme celle d'un arbre. Les volumes s'équilibrent et sont le fruit d'une nécessité intérieure qui aboutit au clocher, élevé souvent à la croisée du transept.

L'usage constant de l'arc en plein cintre et ses arcatures aveugles, les arcades des baies et des ouvertures, le passage de la voûte aux bas-côtés, imposent l'impression d'un rythme. Cette recherche rythmique est d'autant plus marquée qu'elle s'accentue souvent d'un effet d'alternance entre piles fortes et faibles, grandes arcades et arcades secondaires. Ces effets d'alternance des supports (dont Chartres est un exemple classique) ne sont pas à proprement parler un décor puisqu'ils font partie de la structure même de l'édifice.

Dans l'édifice roman l'utilité se concilie avec la beauté. Par exemple les ressauts successifs qui mènent au tympan sur un portail d'entrée fortement creusé à partir du mur de façade ont un caractère fonctionnel : le seuil est protégé de la pluie ou du soleil.
On constate une exacte correspondance entre les voussures de l'archivolte (les ressauts de l'arc) et les piédroits, entre les différents ressauts d'une baie et les colonnes qui l'encadrent ; cette remarque vaut pour toutes les baies, tous les piliers : leur découpe correspond d'abord à une fonction. Le décor est en harmonie avec les nécessités architecturales.

L'ornement est parfaitement soudé à l'architecture, il dépend de la structure de l'édifice, il répond à une fonction. La corniche, par exemple, a d'abord une utilité pratique : c'est une tablette saillante qui repousse les eaux de pluie et protège la muraille ; parfois elle porte un chéneau (un conduit de pierre) ; cette corniche est soutenue par une série de corbeaux, ou par les contreforts, ou par une série d'arcades. Elle peut être composée de moellons disposés en chevrons ; plus souvent l'effet décoratif est donné par les sculptures des corbeaux. On en tire un parti ornemental : la construction est rythmée à la hauteur du départ des voûtes, donc à l'endroit même où se produit pour l'oeil une rupture dans les lignes et les volumes. Rien n'est dissimulé. On peut examiner de même les contreforts qui flanquent les murs pour épauler la voûte. Arrondis comme des colonnes engagées ou souvent carrés, ils sont reliés entre eux par des séries d'arcades.

Le clocher qui contribue à discipliner les volumes et à donner à l'édifice son allure propre a aussi une fonction pratique : le son de la cloche qui rythme toute la vie du temps doit, pour porter au loin, partir d'un point élevé. Il se voit de loin, constitue un point de repère, et son coq indique la direction du vent.
Le clocher-porche s'élève parfois au-dessus du portail, ou bien deux tours en façade flanquent le portail. Le clocher central élevé sur le carré du transept, rare au début, présentait de grandes difficultés ; il repose souvent sur une coupole qui permet de l'épauler.
Dans le Midi où les cloches n'ont pas à être préservées de la pluie et où souffle le vent, on a préféré le clocher-arcade, simple mur percé d'arcades qui portent les cloches.


VII L'ORNEMENT (pp.91-112)

L'art roman caractère est architectonique (ce qui explique que la statuaire soit devenue un art secondaire). Architecture, sculpture, peinture - divisions commodes pour l'étude - ne peuvent être dissociées.
L'ornement n'est pas un simple décor ajouté. La peinture ou la sculpture romane ne viennent pas s'ajouter à l'édifice, elles le complètent et lui sont indispensables parce qu'elles concourent à son achèvement. Il était essentiel que l'édifice fût beau, plus encore qu'il fût animé, et plus encore qu'il fût “signifiant”.

La sculpture employée avec une grande économie n'existe que par rapport à l'édifice, qu'elle contribue à animer. On la trouve aux raccords de ligne, pour passer du plan carré d'un pilier à la forme arrondie d'une colonne, ou pour orner les ouvertures vers lesquelles se porte naturellement le regard : fenêtres, portes.

Mais c'est le peintre et non le sculpteur qui jouait le rôle essentiel. La couleur revêtait entièrement l'édifice tant à l'intérieur, de la voûte aux murs et au pavement, qu'à l'extérieur, où elle a a pu être limitée à un simple revêtement.
Partout où les couleurs, qui signifient la vie, ont disparu nous ne voyons que le squelette de l'édifice, qui était entièrement animé par des fresques suivant la tendance relevée dans les peintures catacombales et affirmée dans les mosaïques de Rome et de Byzance. Cachées sous les enduits un petit nombre de fresques ont été retrouvées, comme à Saint-Savin-sur-Gartempe.
Les fenêtres trouent peu les murs et le peintre dispose de vastes surfaces. Il dispose ses compositions sur des panneaux qui se déroulent horizontalement en bandes superposées. Cela pour des raisons d'abord techniques : on devait couvrir l'enduit frais (a ou in fresco, d'où fresque) dans les quarante-huit heures. Le peintre insiste sur l'effet de continuité soit par des filets d'ornement qui encadrent chaque registre et chaque scène, soit par les fonds de bandes parallèles dans le cadre même de chaque composition. Ce procédé est absolument caractéristique de la peinture murale romane.

La palette du peintre se réduit aux teintes qu'il trouve dans les terres de son pays : ocre jaune, ocre rouge, ou dans une composition chimique élémentaire. Les fonds sont de teinte plate et unie, suivant la tendance observée lors du développement de la mosaïque. Les figures sont comme rejetées à la surface du mur qui reste plane, ce qui exclut tout effet de perspective ; les personnages sont traités en ornement et non dans un souci de représentation.
Ces moyens pauvres sont traités avec grande habileté. Le procéde de fonds en teintes plates et bandes parallèles permet de varier les effets à l'infini : chaque figure, chaque élément, joue sur plusieurs couleurs et le peintre établit des contrastes ou ménage des gradations. Le parti même de pauvreté dans les moyens peut renforcer la violence de l'effet (comme dans la petite église de Saint-Martin-de-Vic).
Aucun effort pour simuler la troisième dimension : un paysage est figuré par un arbre, lui-même figuré par un tronc, trois branches et des feuillages stylisés. Le sol est rendu par des festons ou des traits ondulés ; un édifice suffit à suggérer qu'une scène se passe à l'intérieur.

Les fresques ne sont pas seulement en parfait accord avec l'architecture, elles font “parler” cette architecture par l'emplacement des scènes qu'elles figurent. L'ornement a une signification. Quelle que soit la répartition des scènes évoquées sur les murs, ou en sculpture sur les chapiteaux, il y a une constante et c'est la scène choisie pour l'abside, où elle s'accorde remarquablement avec l'arrondi de la voûte, et pour la façade Ouest : celle du Christ en majesté.

Ce même thème ornant toujours la façade Ouest, l'entrée, la porte, nous fait passer à l'examen de la sculpture.
Le tympan sculpté au portail représente toujours le Second Avènement du Christ, entouré d'Anges lors de son Retour glorieux tel qu'il est évoqué dans l'Apocalypse. Le Christ glorieux est assis dans une nuée - qui symbolisait Dieu dans l'Ancien Testament et qui évoque l'Esprit-Saint, le souffle de vie – et entouré des animaux emblèmes des quatre évangélistes. Il est souvent accompagné des vieillards de l'Apocalypse ; parfois sont représentés les élus et les damnés. C'est un véritable raccourci du dogme chrétien, tel qu'on le trouve déjà dans la grande mosaïque au revers de la façade Ouest de Torcello.
Au cours du XIIIe s. on glissera de la scène du Second Avènement à celle du Jugement dernier. Au tympan de Bourges, le Christ est rappelé dans ses souffrances plutôt qu'évoqué dans son triomphe, et la balance où sont pesées bonnes et mauvaises actions a une importance prépondérante. Cette évolution, marquée par la renaissance du droit romain au XIIIe s., va de pair avec la place de plus en plus grande d'une bourgeoisie commerçante au sein de laquelle s'est développé l'esprit juridique.

La sculpture s'étale à la façade Ouest : il y a là un effet voulu. Cette façade appelait l'ornement parce qu'elle est découpée de baies mais aussi parce que, dans la mentalité du temps, l'Eglise elle-même est la Porte et doit être “parée comme l'Epouse”. Cette parure s'inspire des données de la Révélation mais développées et orchestrées avec une infinie variété.

Les pages 100 à 105 sont consacrées à la lecture détaillée de plusieurs types de portails pour en retrouver les constantes et en marquer chaque fois l'originalité : de Perrecy-les-Forges et Saint-Genis-les-Fontaines à Moissac, Conques, Aulnay-de-Saintonge, Chartres. 

Certains tympans, tout en évoquant toujours le Christ en gloire, donnent une plus grande importance au pur ornement, non figuratif. Sur les portails ne comportant pas de tympans mais seulement une série de voussures encadrant la baie, cette prédominance s'explique aisément ; l'artiste y tire une extrême variété d'effets à partir d'un motif initial..
Les thèmes d'ornement peuvent aboutir à une figuration : par exemple des rinceaux (arabesques de motifs végétaux) peuvent donner naissance à de petits personnages, des chevrons à des quadrupèdes.

Partout on retrouve cette indifférence dans le choix entre ornement figuré et ornement “abstrait”. L'essentiel est le thème, non la figure, comme le montre l'étude des chapiteaux. Le nombre de ceux qui ont été traités en pur ornement dépasse sans doute le nombre de ceux qui offrent une scène figurée.
Les observations faites (pp.107-110) à propos des chapiteaux de la salle du Musée des Augustins à Toulouse sont valables pour toute l'étendue de l'Occident roman.
Ces chapiteaux sont tous semblables : à dimension égale on pourrait reporter le schème de l'un sur l'autre. Leur forme est celle du chapiteau corinthien (à cela près que la base, la corbeille, le tailloir forment un ensemble), et la ligne générale permet de passer de l'arrondi de la colonne au plan carré de l'arcade ; aussi les angles sont-ils marqués dans le haut de la corbeille, la base étant arrondie.
Mais ils sont tous différents. Quelques-uns ont adopté l'acanthe corinthienne mais presque toujours stylisée ou marquée de stries régulières. Dans quelques cas, il ne s'agit plus de feuillage mais du thème de la palmette. On trouve aussi des rinceaux d'où naissent des feuillages, des oiseaux, des personnages même pris entre les lacis des rinceaux. Ou bien des entrelacs se dessinent entre lesquels naissent des fleurons ; parfois ce dessin d'entrelacs est traduit par des animaux ou des oiseaux aux cous entrelacés.
Quand des scènes historiées naissent sur la corbeille, l'ornement se déploie sur le tailloir ou sur la base : chevrons rehaussés de pointillés, entrelacs, rinceaux, palmettes, grecques, feuillages. Les chapiteaux à scènes figurées sont ceux que l'histoire de l'art a retenus le plus volontiers. On y retrouve tous les grands thèmes de l'iconographie chrétienne, de l'Ancien Testament et de la vie du Christ.

Or la facture et la composition des scènes montrent que, de la disposition des personnages aux détails comme les vêtements, elles reprennent des thèmes d'ornement et sont disposées de façon à ne pas rompre la ligne générale du chapiteau : des droites terminées en spirales marquent l'évasement, des festons devenus arcades retombent sur des colonnes torsadées, etc.
La facture des vêtements, cheveux, figures, dépend elle aussi de thèmes d'ornement : festons, oves, stries parallèles, pointillés... L'homme peut être réduit à l'état d'ornement comme la flore et la faune ; sur un chapiteau de Saint-Nectaire le Christ est en angle, incliné selon la courbe exigée par la ligne générale.

Ces thèmes sont la clef : autant que l'étude iconographique, il faut les pénétrer pour apprécier sculpture, peinture, enluminure. Ils expliquent pourquoi naissent si aisément les monstres sur les chapiteaux romans. Ces naissances imprévues, ces rencontres monstrueuses sont déterminées par la forme architectonique ou par l'ornement dont elles sont issues. Cette double nécessité, loin d'engendrer monotonie ou répétitions, a été génératrice d'une prodigieuse variété dans l'expression.

Il y a là une conception artistique absolument originale qui rend assez vaines les recherches sur des filiations ou des influences qui ne rendent pas compte d'un développement presque organique. La répétition d'un même motif dans les arts d'Orient engendre une cadence identique et l'ornement demeure géométrique ; l'arabesque est fantaisie, le double carré interverti dans les arts islamiques reste semblable à lui-même. Dans l'art roman, le rinceau, le chevron, la palmette se renouvellent perpétuellement.
Ces thèmes d'ornement vont s'estomper et disparaître dans l'art gothique où l'artiste tendra à représenter et traitera chaque figure en elle-même. L'ancien répertoire subsistera par endroits, mais ce qui était pur ornement sera devenu fleur et faune.


CONCLUSION

Dans tous les domaines, de la sculpture à la peinture et à l'orfèvrerie, les mêmes thèmes constituent la structure de l'oeuvre d'art. L'artiste est attentif aux possibilités que lui fournit ce langage de lignes, de chevrons, de spirales, d'entrelacs, de palmettes, etc., pour animer la pierre, le mur, le métal, le parchemin, par une évocation qui transcende le réel et confère à l'oeuvre son pouvoir de signe.
L'usage de ces thèmes, transmis par les générations, concilie le maximum de tradition et le maximum d'invention. Comme s'ils n'étaient encore que des germes, auxquels il faut faire produire ce qu'ils portent en eux de possibilités. Au reste, l'homme invente-t-il des formes? Il semble bien qu'il ne lui soit donné que d'inventer des combinaisons de formes.

L'ornement à l'époque romane est une force ordonnatrice, il ne se développe pas au hasard. Les scènes évoquées peuvent être les mêmes, elles sont traduites d'une façon renouvelée. Les moyens dont disposait l'artiste sollicitaient la transformation : c'étaient des thèmes, non des formules.
Un rapprochement peut être fait avec le blason. Aucune époque n'aura développé à ce point le pouvoir de signe d'une simple bande colorée. Le blason utilise avant tout des formes abstraites : bandes, barres, pal, sautoir, chevron. Langage de formes et de couleurs, répandu dans toute l'Europe, il était intelligible à tous dans le monde féodal. Il évoluait comme évoluent les thèmes d'ornement, les figures s'engendrant l'une l'autre selon les alliances, la filiation, etc. Son usage n'est aucunement laissé à la fantaisie mais s'ordonne suivant la logique qui lui est propre.

Les vestiges légués par l'époque romane sont ceux d'une civilisation de l'image. On a dit qu'alors l'homme s'instruisait par l'image et répété l'expression “Bible des illettrés” à propos des peintures, sculptures et vitraux. Or les scènes, assez peu nombreuses, traduites en images n'auraient pu suffire à l'instruction des “illettrés” s'ils n'avaient pas été instruits par la parole et la liturgie. L'exégèse du temps se plaisait à montrer comment les épisodes de l'Ancien Testament étaient autant de figures du Nouveau : le sacrifice d'Abraham est signe du sacrifice de la Croix, le serpent d'airain est signe du Crucifié, Daniel entre les lions figure la Résurrection, et l'arbre de Jessé montre dans la personne du Christ l'accomplissement des prophéties. L'image, en fait, se soucie moins de représentation que d'évocation. Elle joue pleinement sa force allusive ; comme aux premiers temps chrétiens elle est doublement image et signifie autre chose que celle qu'elle représente.
L'image contribuait à rendre vivante et concrète l'instruction reçue par ailleurs. Elle permettait, en une seule vision, de rendre ce que la parole aurait expliqué phrase par phrase, et correspondait donc à une pensée analogique qui se fût mal contentée de définitions.

L'art roman correspond pleinement à un temps où, selon la pensée des théologiens, on considérait que Dieu se révèle de deux manières : par sa Création et par la Révélation. L'image, de même, instruisait non seulement en retraçant les événements du salut mais par sa facture même qui était une création, le signe de vérités supérieures.

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