L'Art
du roman selon Kundera
Dix
motifs développés à travers les divers chapitres sont ici présentés selon un enchaînement thématique,
regroupant des phrases de l'auteur qui en traite sur les tons
différents de l'essai, de l'entretien, ou du discours. Il ne s'agit dès lors pas d'un résumé, ni d'un simple recueil de citations. (Exceptionnellement, un "je" est parfois remplacé par "Kundera".)
Kundera a composé son recueil en sept parties :
. L'héritage décrié de Cervantès
. Entretien sur l'art du roman
. Notes inspirées par "Les Somnambules"
. Entretien sur l'art de la composition
. Quelque part là-derrière
. Soixante et onze mots
. Discours de Jérusalem : Le Roman et l'Europe
L' enchaînement thématique que voici s'articule en dix points :
I
Ce qu'est le roman
II
Le romancier, explorateur de l'existence
III
Le roman et la psychologie
IV
Le personnage romanesque : un « ego expérimental »
V
L'action et l'irrationnel
VI
L'unité thématique du roman
VII
La morale du roman
VIII L'esprit du roman
IX
Le roman et l'Histoire
X
Histoire du roman européen
Conclusion
I
CE QU'EST LE ROMAN
La
philosophie grecque, il y a vingt cinq siècles, pour la première
fois dans l'Histoire, a saisi le monde comme une question à
résoudre. Elle l'interrogeait, non pas pour satisfaire tel ou tel
besoin pratique, mais parce que « la passion de connaître
s'est emparée de l'Homme (Husserl) ».
L'essor
des sciences propulsa l'homme dans les tunnels des disciplines
spécialisées. Plus il avançait dans son savoir, plus il perdait
des yeux et l'ensemble du monde et soi-même, sombrant dans ce que
Heidegger appelle l'oubli de l'être.
L'homme
est devenu une simple chose pour les forces (de la technique, de la
politique, de l'histoire) qui le dépassent, le surpassent, le
possèdent, lui que Descartes voyait en « maître et possesseur
de la nature ». Pour ces forces-là, son être concret, son
monde de la vie (die Lebenswelt) n'a plus aucun prix ni aucun
intérêt : il est éclipsé, oublié d'avance.
S'il
est vrai que la philosophie et les sciences ont oublié l'être de
l'homme, avec Cervantes un grand art européen s'est formé qui n'est
rien d'autre que l'exploration de cet être oublié. Cet art, c'est
celui du roman.
Il
faut comprendre ce qu'est le roman.
Un
historien vous raconte des événements qui ont eu lieu. Par contre
le crime de Raskolnikov (le héros de Dostoievski dans Crimes et
Châtiments) n'a jamais vu le jour. Le roman n'examine pas la
réalité, mais l'existence. Et l'existence n'est pas ce qui s'est
passé ; l'existence est le champ des possibilités humaines,
tout ce que l'homme peut devenir, tout ce dont il est capable.
Le
roman est la grande forme de la prose où l'auteur, à travers des
personnages, examine jusqu'au bout quelques grands thèmes de
l'existence.
II
LE ROMANCIER, EXPLORATEUR DE L'EXISTENCE
Exister,
cela veut dire « être-dans-le-monde ».
Un
par un, le roman a découvert à sa propre façon, par sa propre
logique, les différents aspects de l'existence.
Avec
les contemporains de Cervantes, il se demande ce qu'est l'aventure.
Avec
Richardson, il commence à examiner ce qui se passe à l'intérieur,
à dévoiler la vie secrète des sentiments.
Avec
Balzac, il découvre l'enracinement de l'homme dans l'Histoire.
Avec
Flaubert, il explore la terra jusqu'alors incognita du
quotidien.
Avec
Tolstoï, il se penche sur l'intervention de l'irrationnel dans les
décisions et le comportement humain.
Avec
Proust, et avec Joyce, il sonde le temps : avec le premier
l'insaisissable moment passé, avec le second l'insaisissable moment
présent.
Avec
Thomas Mann, il interroge le rôle des mythes qui, venus du fond des
temps, téléguident nos pas.
Et
caetera, et caetera.
Le
roman accompagne l'homme constamment et fidèlement depuis le début
des Temps Modernes. La « passion de connaître » (que
Husserl considère comme l'essence de la spiritualité européenne)
s'est alors emparée de lui pour qu'il scrute la vie concrète de
l'homme et la protège contre « l'oubli de l'être »,
pour qu'il tienne « le monde de la vie » sous un
éclairage perpétuel.
Le
romancier n'est ni historien ni prophète. Il est explorateur de
l'existence. Un grand romancier est celui qui découvre un territoire
inconnu de l'existence. Territoire de l'existence veut dire :
possibilité de l'existence. Que cette possibilité se transforme ou
non en réalité, c'est secondaire.
Si
l'auteur considère une situation historique comme une possibilité
inédite et révélatrice du monde humain, il voudra la décrire
telle qu'elle est. N'empêche que la fidélité à la réalité
historique est chose secondaire par rapport à la valeur du roman.
Il
faut comprendre et le personnage et son monde comme possibilités.
Chez
Kafka, tout cela est clair : le monde kafkaïen ne ressemble à
aucune réalité connue, il est une possibilité extrême
et non réalisée du monde
humain. Il est vrai que cette possibilité transparaît derrière
notre monde réel et semble préfigurer notre avenir. C'est pourquoi
on parle de la dimension prophétique de Kafka.
Mais
même si de tels romans n'avaient rien de prophétique, ils ne
perdraient pas de leur valeur, car ils saisissent une possibilité de
l'homme et de son monde et nous font ainsi voir ce que nous sommes,
de quoi nous sommes capables.
III
LE ROMAN ET LA PSYCHOLOGIE
On
serait tenté de penser que tous les romans sont nécessairement
psychologiques, c'est-à-dire penchés sur l'énigme de la psyché,
de l'âme.
Soyons
plus précis. Tous les romans de tous les temps se penchent sur
l'énigme du moi.
Dès
que l'on crée un être imaginaire, un personnage, on se trouve
automatiquement confronté à la question : qu'est-ce que le
moi ? Par quoi le moi peut-il être saisi ? C'est une des
questions fondamentales sur lesquelles le roman, en tant que tel, est
fondé.
Par
les différentes réponses à cette question, on pourrait distinguer
différentes tendances et peut-être différentes périodes de
l'histoire du roman.
L'approche
psychologique, les premiers narrateurs européens ne la connaissent
même pas. Boccace nous raconte simplement des actions et des
aventures. Cependant, derrière toutes ces histoires amusantes, on
discerne une conviction : c'est par l'action que l'homme sort de
l'univers répétitif du quotidien où tout le monde ressemble à
tout le monde ; c'est par l'action qu'il se distingue des autres
et devient individu. Dante l'a dit : « En toute
action, l'intention première de celui qui agit est de révéler sa
propre image ». Au commencement, l'action est comprise comme
l'autoportrait de celui qui agit.
Quatre
siècles après Boccace, Diderot est plus sceptique : son
Jacques le Fataliste séduit la fiancée de son ami, il se soûle de
bonheur, son père lui file une raclée, un régiment passe par là,
de dépit il s'enrôle, à la première bataille il reçoit une balle
dans le genou et boite jusqu'à sa mort. Il pensait commencer une
aventure amoureuse, alors qu'en réalité il avançait vers son
infirmité. Il ne peut jamais se reconnaître dans son acte. Entre
l'acte et lui une fissure s'ouvre.
L'homme
veut révéler par l'action sa propre image, mais cette image ne lui
ressemble pas. Le caractère paradoxal de l'action, c'est une des
grandes découvertes du roman.
Mais
si le moi n'est pas saisissable dans l'action, où et comment peut-on
le saisir ?
Le
moment arriva alors où le roman, dans sa quête du moi, dut se
détourner du monde visible de l'action et se pencher sur l'invisible
de la vie intérieure.
Au
XVIIIe siècle, Richardson découvre la formule du roman par lettres
où les personnages confessent leurs pensées et leurs sentiments. Il
ne s'agit pas là de la « naissance du roman psychologique ».
Ces termes sont inexacts et approximatifs. Evitons-les et utilisons
une périphrase : Richardson a lancé le roman sur la voie de
l'exploration de la vie intérieure de l'homme. Ses grands
continuateurs seront Goethe, Benjamin Constant, Stendhal et les
écrivains de son siècle.
L'apogée
de cette évolution se trouve chez Proust et chez Joyce. Joyce
analyse quelque chose d'encore plus insaisissable que le « temps
perdu » de Proust : le moment présent. Chaque instant
représente un petit univers, irrémédiablement oublié à l'instant
suivant. Or le grand microscope de Joyce sait arrêter, saisir cet
instant fugitif, et nous le faire voir.
Mais
la quête du moi finit, encore une fois, par un paradoxe : plus
grande est l'optique du microscope qui observe le moi, plus le moi et
son unicité nous échappent. Sous la grande lentille joycienne, qui
décompose l'âme en atomes, nous sommes tous pareils...
Si
le moi et son caractère unique ne sont pas saisissables dans la vie
intérieure de l'homme, où et comment peut-on les saisir ? Et
peut-on les saisir ? Bien sûr que non. La quête du moi a
toujours fini et finira toujours par un paradoxal inassouvissement.
Ce qui ne veut pas dire un échec. Le roman ne peut pas franchir les
limites de ses propres possibilités, et la mise en lumière de ces
limites est déjà une immense découverte, un immense exploit
cognitif.
IV
LE PERSONNAGE ROMANESQUE, UN « EGO EXPERIMENTAL »
Se
situer au-delà du roman dit psychologique, cela ne veut pas dire
priver les personnages de vie intérieure. Cela veut seulement dire
que ce sont d'autres énigmes, d'autres questions que l'on poursuit
en premier lieu.
Qu'est-ce
qui se trouve au-delà du roman dit psychologique ? Autrement
dit, quelle est la façon non psychologique de saisir le moi ?
Saisir
un moi, cela veut dire saisir l'essence de sa problématique
existentielle. Saisir son code existentiel.
Le
code de tel ou tel personnage est composé de quelques mots-clés. Le
roman est fondé tout d'abord sur quelques mots fondamentaux. Ces
mots principaux sont, dans le cours du roman, analysés, étudiés,
définis, redéfinis, et ainsi transformés en catégories de
l'existence. Le roman est bâti sur ces quelques catégories comme
une maison sur des piliers.
Chacun
des mots de ce code a une signification différente dans le code
existentiel d'un autre personnage. Bien sûr, ce code n'est pas
étudié in abstracto,
il se révèle progressivement dans l'action, dans les situations.
Dans
L'Insoutenable Légèreté de l'être,
Tereza vit avec Tomas, mais son amour exige d'elle une mobilisation
de toutes ses forces et, tout d'un coup, elle n'en peut plus, elle
veut retourner en arrière, « en bas », d'où elle est
venue. Et je me demande : qu'est-ce qui se passe avec elle ?
Et je trouve la réponse : elle est saisie d'un vertige. Mais
qu'est-ce que le vertige ? Je cherche la définition et je
dis : « un étourdissant, un insurmontable désir de
tomber ». Mais tout de suite je me corrige, je précise la
définition : « ...avoir le vertige c'est être ivre
de sa propre faiblesse. On a conscience de sa faiblesse et on ne veut
pas lui résister, mais s'y abandonner. On se soûle de sa propre
faiblesse, on veut être plus faible encore, on veut s'écrouler en
pleine rue aux yeux de tous, on veut être à terre, encore plus bas
que terre. » Le vertige est une des clés pour comprendre
Tereza. Ce n'est pas la clé pour comprendre vous ou moi. Pourtant,
et vous et moi nous connaissons cette sorte de vertige au moins comme
notre possibilité, une des possibilités de l'existence. Il m'a
fallu inventer Tereza, un « ego expérimental », pour
comprendre cette possibilité, pour comprendre le vertige.
Résumons-nous.
Il y a plusieurs façons de saisir le moi. D'abord par l'action. Puis
dans la vie intérieure. Finalement le moi est déterminé par
l'essence de sa problématique existentielle ; et ainsi, la
recherche des motivations psychologiques est moins intéressante que
l'analyse des situations.
Le
roman est une méditation sur l'existence vue au travers de
personnages imaginaires. Cependant, deux siècles de réalisme
psychologique ont créé quelques normes quasi inviolables :
.
il faut donner le maximum d'informations sur un personnage, sur son
apparence physique, sa façon de parler et de se comporter ;
.
il faut faire connaître le passé d'un personnage, car c'est là que
se trouvent toutes les motivations de son comportement présent ;
.
le personnage doit avoir une totale indépendance, c'est-à-dire que
l'auteur et ses propres considérations doivent disparaître, pour ne
pas déranger le lecteur qui veut céder à l'illusion et tenir la
fiction pour une réalité...
Or
Musil a rompu ce vieux contrat conclu entre le roman et le lecteur.
Et d'autres romanciers avec lui.
Le
personnage n'est pas une simulation d'un être vivant. C'est un être
imaginaire. Le personnage renoue ainsi avec ses commencements. Don
Quichotte est quasi impensable comme être vivant. Pourtant, dans
notre mémoire, quel personnage est plus vivant que lui ?
Il
n'est pas question de snober le lecteur et son désir aussi naïf que
légitime de se faire emporter par le monde imaginaire du roman et de
le confondre de temps en temps avec la réalité. Mais la technique
du réalisme psychologique n'est pas indispensable pour cela .
L'absence
d'informations, de certaines informations, sur un personnage ne le
rend pas moins « vivant ». Car rendre un personnage
vivant signifie : aller jusqu'au bout de sa problématique
existentielle. Ce qui signifie : aller jusqu'au bout de quelques
situations, de quelques motifs, voire de quelques mots dont il est
pétri. Rien de plus.
V
L'ACTION ET L'IRRATIONNEL
Qu'est-ce
que l'action ? Eternelle question du roman... Comment une
décision naît-elle ? Comment se transforme-t-elle en acte ?
Et comment les actes s'enchaînent-ils pour devenir aventure ?
De
la matière étrange et chaotique de la vie, les anciens romanciers
tentèrent d'abstraire le fil d'une rationalité limpide ; dans
leur optique, le mobile rationnellement saisissable fait naître
l'acte, celui-ci en provoque un autre. L'aventure est l'enchaînement,
lumineusement causal, des actes.
Werther
aime la femme de son ami. Il ne peut trahir l'ami, il ne peut
renoncer à son amour, donc il se tue. Le suicide transparent comme
une équation mathématique. Mais pourquoi Anna Karénine se
suicide-t-elle ? Elle n'est pas venue à la gare pour se
suicider. Elle est venue chercher Vronski. Elle se jette sous le
train sans en avoir pris la décision. C'est plutôt la décision qui
a pris Anna. Qui l'a sur-prise. Anna agit agit « à cause d'une
impulsion inattendue ». Ce qui ne veut pas dire que son acte
soit dépourvu de sens. Seulement ce sens se trouve au-delà de la
causalité rationnellement saisissable.
Une
des plus grandes explorations du roman européen est l'exploration du
rôle que l'irrationnel joue dans nos décisions, dans notre vie.
La
logique irrationnelle est fondée sur le mécanisme de la con-fusion.
Comme dans le célèbre poème de Baudelaire : « de longs
échos ... se confondent », « les parfums, les couleurs
et les sons se répondent ». Une chose se rapproche d'une
autre, se confond avec elle, et ainsi, par ce rapprochement,
s'explique.
(...)
ses parents préparent son mariage avec une jeune fille de leur
milieu : Elisabeth. Pasenow ne l'aime nullement, pourtant elle
l'attire. A vrai dire, ce qui l'attire ce n'est pas elle mais tout ce
qu'elle représente pour lui.
Quand
il va la voir pour la première fois, les rues, les jardins, les
maisons du quartier où elle habite irradient « une grande
sécurité insulaire » ; la maison d'Elisabeth l'accueille
par une heureuse atmosphère, « toute de sécurité et de
douceur, sous l'égide de l'amitié » qui, un jour, « se
changera en amour » pour que « l'amour, à son tour, un
jour, s'éteigne en amitié ». La valeur que Pasenow désire
(la sécurité amicale d'une famille) se présente à lui avant qu'il
ne voie celle qui devra devenir (à son insu et contre sa nature)
porteuse de cette valeur.
C'est
le système des con-fusions, le système de la pensée symbolique,
qui est à la base de tout comportement, individuel comme collectif.
Il suffit d'examiner notre propre vie pour voir à quel point ce
système irrationnel, bien plus qu'une réflexion de la raison,
infléchit nos attitudes : cet homme m'évoquant, par sa passion pour
les poissons d'aquarium, un autre qui, jadis, m'a causé un terrible
malheur, provoquera toujours en moi une méfiance insurmontable...
VI
L'UNITE THEMATIQUE DU ROMAN
Je
trouve très bon de choisir comme titre d'un roman sa principale
catégorie.
On
a du mal à imaginer un roman sans l'unité d'action. Pourtant il
existe quelque chose de plus profond qui assure la cohérence d'un
roman : c'est l'unité thématique.
Les
trois lignes de narration sur lesquelles repose Les Démons de
Dostoïevski sont unies par une technique d'affabulation, mais
surtout par le même thème : celui des démons qui possèdent
l'homme quand il perd Dieu.
Dans
chaque ligne de narration, ce thème est considéré sous un autre
angle, comme une chose reflétée dans trois miroirs. Et c'est cette
chose abstraite, le thème, qui donne à l'ensemble du roman une
cohérence intérieure, la moins visible, la plus importante.
Les
thèmes sont travaillés sans interruption dans et par
l'histoire romanesque. Là où le roman abandonne ses thèmes et se
contente de raconter l'histoire, il devient plat. En revanche, un
thème peut être développé seul, en dehors de l'histoire ;
cette façon d'aborder un thème s'appelle une digression.
Un
thème, c'est une interrogation existentielle. Et une telle
interrogation est, finalement, l'examen de mots particuliers, de
mots-thèmes. Ces mots principaux sont transformés en catégories de
l'existence.
VII
LA MORALE DU ROMAN
« Découvrir
ce que seul un roman peut découvrir, c'est la seule raison d'être
d'un roman.
Le
roman qui ne découvre pas une portion jusqu'alors inconnue de
l'existence est immoral.
La
connaissance est la seule morale du roman. »
(Hermann Broch)
Le
roman n'est pas une confession de l'auteur, mais une exploration de
ce qu'est la vie humaine dans le piège qu'est devenu le monde. Le
romancier – pas forcément l'écrivain – est celui qui, selon
Flaubert, veut disparaître derrière son oeuvre.
Le
romancier ne fait pas grand cas de ses idées. Le romancier n'est le
porte-parole de personne et il n'est même pas le porte-parole de ses
propres idées. Il est un découvreur qui, en tâtonnant, s'efforce à
dévoiler un aspect inconnu de l'existence.
Quand
Tolstoï a esquissé la première variante d'Anna Karénine,
Anna était une femme très antipathique et sa fin tragique n'était
que justifiée et méritée. La version définitive du roman est bien
différente, mais je ne crois pas que Tolstoï ait changé
entre-temps ses idées morales, je dirais plutôt que, pendant
l'écriture, il écoutait une autre voix que celle de sa conviction
morale personnelle. Il écoutait ce que j'aimerais appeler la
sagesse du roman.
Tous
les vrais romanciers sont à l'écoute d'une sagesse
supra-personnelle, ce qui explique que les grands romans sont
toujours un peu plus intelligents que leurs auteurs...
Il
y a une différence fondamentale entre la façon de penser d'un
philosophe et celle d'un romancier. On parle souvent de la
philosophie de Tchekov, de Kafka, etc. Mais qui pourrait tirer une
philosophie cohérente de leurs écrits ? Même quand ils
expriment leurs idées directement dans leurs carnets, celles-ci sont
plutôt exercices de réflexions, jeux de paradoxes, improvisations,
que l'affirmation d'une pensée.
Si
Dostoïevski, par exemple, dans le roman Journal d'un écrivain,
est tout à fait affirmatif, ce n'est pas dans ces affirmations que
réside la grandeur de sa pensée. Grand penseur, il l'est seulement
en tant que romancier. Ce qui veut dire : il sait créer dans ses
personnages des univers intellectuels extraordinairement riches et
inédits. On aime chercher dans ses personnages la projection de ses
idées. Mais Dostoïevski a pris toutes les précautions :
Dès
sa première apparition, Chatov est caractérisé assez cruellement :
« c'était un de ces idéalistes russes qui, illuminés soudain
par quelque immense idée, en sont restés éblouis, souvent pour
toujours. Ils ne parviennent jamais à dominer cette idée, ils y
croient passionnément, et dès lors toute leur existence n'est plus,
dirait-on, qu'une agonie sous la pierre qui les a à demi écrasés. »
Donc, même si Dostoïevski a projeté dans Chatov ses propres idées,
celles-ci sont immédiatement relativisées.
La
règle demeure : une fois dans le corps du roman, la méditation
change d'essence : une pensée dogmatique devient hypothétique.
Qui
a raison et qui a tort ? Emma Bovary est-elle insupportable ?
Ou courageuse et touchante ? Et Werther ? Sensible et
noble ? Ou un sentimental agressif, amoureux de lui-même ?
Plus attentivement on lit le roman, plus la réponse devient
impossible. La vérité du roman est cachée, non-prononcée,
non-prononçable.
L'homme
souhaite un monde où le bien et le mal soient nettement discernables
car en lui est le désir, inné et indomptable, de juger avant de
comprendre. Sur ce désir sont fondées les religions et les
idéologies. Elles exigent que quelqu'un ait raison : ou Anna
Karénine est victime d'un despote borné, ou Karénine est victime
d'une femme immorale ; ou bien K., innocent, est écrasé par le
tribunal injuste, ou bien, derrière le tribunal se cache la justice
divine et K. est coupable.
Dans
ce « ou bien... ou bien... » est contenue l'incapacité
de supporter la relativité essentielle des choses humaines,
l'incapacité de regarder en face l'absence du Juge suprême. A cause
de cette incapacité, la sagesse du roman (la sagesse de
l'incertitude) est difficile à accepter et à comprendre.
Les
idéologies ne peuvent se concilier avec le roman que si elles
traduisent son langage de relativité et d'ambiguïté dans leur
discours dogmatique.
L'art
du roman est, par son essence, non pas tributaire mais contradicteur
des certitudes idéologiques. A l'instar de Pénélope, il défait
pendant la nuit la tapisserie que des théologiens, des philosophes,
des savants ont ourdie la veille.
Il
n'y a pas de paix possible entre le romancier et ceux qui sont
persuadés que la vérité est claire, que tous les hommes doivent
penser la même chose, et qu'eux-mêmes sont exactement ce qu'ils
pensent être.
C'est
précisément en perdant la certitude de la vérité et le
consentement unanime des autres que l'homme devient individu. Le
roman, c'est le paradis imaginaire des individus. C'est le territoire
où personne n'est possesseur de la vérité mais où tous ont le
droit d'être compris.
En
tant que modèle d'un monde fondé sur la relativité et l'ambiguïté
des choses humaines, le roman est incompatible avec l'univers
totalitaire.
Cette
incompatibilité est plus profonde que celle qui sépare un
combattant pour les droits de l'homme d'un tortionnaire, parce
qu'elle est non seulement politique ou morale mais ontologique. Cela
veut dire : le monde basé sur une seule Vérité et le monde
ambigu et relatif du roman sont pétris chacun d'une matière
totalement différente.
La
Vérité totalitaire exclut la relativité, le doute,
l'interrogation, et elle ne peut jamais se concilier avec ce qu'on
peut appeler l'esprit du roman.
VIII
L'ESPRIT DU ROMAN
Il
suffit de feuilleter les hebdomadaires politiques américains ou
européens, ceux de la gauche comme ceux de la droite, duTime au
Spiegel : ils possèdent tous la même vision de la vie
qui se reflète dans le même ordre selon lequel leur sommaire est
composé, dans les mêmes rubriques, les mêmes formes
journalistiques, dans le même vocabulaire et le même style, dans
les mêmes goûts artistiques et dans la même hiérarchie de ce
qu'ils trouvent important et de ce qu'ils trouvent insignifiant. Cet
esprit commun des mass media dissimulé derrière leur diversité
politique, c'est l'esprit de notre temps. Cet esprit me semble
contraire à l'esprit du roman.
L'esprit
du roman est l'esprit de complexité. Chaque roman dit au lecteur :
« Les choses sont plus compliquées que tu ne le penses ».
C'est
la vérité éternelle du roman mais qui se fait de moins en moins
entendre dans le vacarme des réponses simples et rapides qui
précèdent la question et l'excluent... (Pour l'esprit de notre
temps, c'est ou bien Annna ou bien Karénine qui a raison, et la
vieille sagesse de Cervantes qui nous parle de la difficulté de
savoir et de l'insaisissable vérité paraît encombrante et
inutile).
L'esprit
du roman est l'esprit de continuité : chaque oeuvre est la
réponse aux oeuvres précédentes, chaque oeuvre contient toute
l'expérience antérieure du roman. (Mais l'esprit de notre temps est
fixé sur l'actualité qui est si ample qu'elle repousse le passé
de notre horizon et réduit le temps à la seule seconde présente.
Inclus dans ce système, le roman risque de ne plus être « oeuvre »
- chose destinée à durer, à joindre le passé à l'avenir – mais
événement d'actualité comme d'autres événements, un geste sans
lendemain.)
En
dehors du roman, on se trouve dans le domaine des affirmations ;
tout le monde est sûr de sa parole : un politicien, un
philosophe, un concierge.
Dans
le territoire du roman, on n'affirme pas : c'est le territoire
du jeu et des hypothèses. La méditation romanesque est, par
essence, interrogative.
Il
y a un proverbe juif admirable : l'homme pense, Dieu rit.
Pourquoi
Dieu rit-il en regardant l'homme qui pense ?
Parce
que l'homme pense et la vérité lui échappe.
Parce
que plus les hommes pensent,
plus
la pensée de l'un s'éloigne de la pensée de l'autre.
Et,
enfin, parce que l'homme n'est jamais ce qu'il pense être.
L'art
du roman est venu au monde comme l'écho du rire de Dieu.
IX
LE ROMAN ET L'HISTOIRE
Heidegger
caractérise l'existence par une formule connue :
être-dans-le-monde.
L'homme
ne se rapporte pas au monde comme le sujet à l'objet, comme l'oeil
au tableau, même pas comme un acteur au décor d'une scène. L'homme
et le monde sont liés comme l'escargot et sa coquille : le
monde fait partie de l'homme, il est sa dimension, et au fur et à
mesure que le monde change, l'existence (« être-dans-le-monde »)
change aussi.
Depuis
Balzac, le « monde » de notre être a le caractère
historique, et les vies des personnages se déroulent dans un espace
du temps jalonné de dates. Le roman ne pourra plus jamais se
débarrasser de cet héritage de Balzac.
Mais
il ne faut pas confondre deux choses : il y a, d'un côté, le
roman qui examine la dimension historique de l'existence humaine ;
il y a, de l'autre côté, le roman qui est l'illustration d'une
situation historique, la description d'une société à un moment
donné, une historiographie romancée.
On
connaît tous ces romans écrits sur la Révolution française, sur
Marie-Antoinette, ou sur l'année 1984 ; tout cela, ce sont des
romans de vulgarisation qui traduisent une connaissance non
romanesque dans le langage du roman (ce qu'Orwell nous dit aurait pu
être dit aussi bien - ou plutôt beaucoup mieux – dans un essai ou
dans un pamphlet). Or la seule raison d'être du roman est de dire ce
que seul le roman peut dire.
Si
une situation historique apparaît à l'auteur comme une possibilité
inédite et révélatrice du monde humain, il voudra la décrire
telle qu'elle est. N'empêche que la fidélité à la réalité
historique est chose secondaire par rapport à la valeur du roman.
Un
exemple : comment Milan Kundera traite des faits historiques
-
Toutes les circonstances historiques sont traitées avec une
économie maximale. L'auteur se comporte à l'égard de l'Histoire
comme le scénographe qui arrange une scène abstraite avec quelques
objets indispensables à l'action.
-
Parmi les circonstances historiques, il ne retient que celles qui
créent pour ses personnages une situation existentielle
révélatrice.
-
L'historiographie écrit l'histoire de la société, non pas celle
de l'homme. C'est pourquoi certains points des événements
historiques dont parlent les romans de Kundera sont oubliés par
l'historiographie.
Le
Printemps de Prague dans Le Livre du rire et de l'oubli n'est
pas décrit dans sa dimension politico-historico-sociale, mais comme
une des situations existentielles fondamentales : l'homme (une
génération d'hommes) agit (fait une révolution) ; mais son
acte lui échappe, ne lui obéit plus (la révolution sévit,
assassine, détruit) ; il fait donc tout pour rattraper et
dompter cet acte désobéissant (la génération fonde un mouvement
oppositionnel, réformateur) mais en vain : on ne peut jamais
rattraper l'acte qui, une fois, nous a échappé.
Cela
rappelle la situation de Jacques le Fataliste mais cette fois
il s'agit d'une situation collective, historique.
Pour
comprendre les romans de Kundera, il n'est pas important de connaître
l'histoire de la Tchécoslovaquie. Tout ce qu'il faut en savoir, le
roman le dit de lui-même.
La
lecture de ces romans ne suppose pas d'autre connaissance historique
que celle, globale, de l'histoire de l'Europe. Depuis l'an mille
jusqu'à nos jours, l'histoire de l'Europe n'est qu'une seule
aventure commune. Nous en faisons partie et toutes nos actions,
individuelles ou nationales, ne révèlent leur signification
décisive que si on les situe par rapport à elle.
Je
peux comprendre Don Quichotte sans connaître l'histoire de
l'Espagne. Je ne peux pas le comprendre sans avoir une idée, aussi
globale soit-elle, de l'aventure historique de l'Europe, de son
époque chevaleresque par exemple, de l'amour courtois, du passage du
Moyen-Age à l'époque des Temps Modernes. (On rencontre des
difficultés avec la traduction de ce terme en Amérique. Si on écrit
modern times, l'Américain comprend : l'époque
contemporaine, notre siècle. L'Amérique, qui n'a pas vécu la
naissance des Temps Modernes et qui n'est que leur héritière
tardive, connaît d'autres critères de ce qui est le commencement et
de ce qui est la fin).
Au
Moyen-Age, l'unité européenne reposait sur la religion commune. A
l'époque des Temps Modernes, la religion céda la place à la
culture (à la création culturelle) qui devint la réalisation des
valeurs suprêmes par lesquelles les Européens se reconnaissaient,
se définissaient, s'identifiaient. Aujourd'hui la culture cède à
son tour la place. Mais à quoi ? Et à qui? Quel est le domaine
où se réaliseront des valeurs suprêmes susceptibles d'unir
l'Europe ?
L'avènement
des Temps Modernes a été le moment-clé de l'histoire de l'Europe.
Dieu devient Deus absconditus, et l'homme le fondement de
tout. L'individualisme européen est né et avec lui une
nouvelle situation de l'art, de la culture, de la science.
C'est
à l'aube des Temps Modernes qu'une situation fondamentale de
l'homme, sorti du Moyen-Age, se révèle : don Quichotte pense,
Sancho pense, et non seulement la vérité du monde mais la vérité
de leur propre moi se dérobent à eux. Les premiers romanciers
européens ont vu et saisi cette nouvelle situation de l'homme et ont
fondé sur elle l'art nouveau, l'art du roman.
Actuellement,
après avoir réussi des miracles dans les sciences et la technique,
l'homme – que Descartes voyait comme « maître et possesseur
de la nature » - se rend subitement compte qu'il ne possède
rien et n'est maître ni de la nature (elle se retire, peu à peu, de
la planète) ni de l'Histoire (elle lui a échappé) ni de soi-même
(il est guidé par les forces irrationnelles de son âme).
Mais
si Dieu s'en est allé et si l'homme n'est plus maître, qui donc est
maître ?
La
planète avance dans le vide, sans aucun maître.
La
voilà, « l'insoutenable légèreté de l'être »...
Les
derniers temps paisibles où l'homme avait eu à combattre seulement
les monstres de son âme, les temps de Joyce et de Proust, furent
révolus. Dans les romans de Kafka et d'autres grands romanciers
centre-européens, le monstre vient de l'extérieur et on l'appelle
l'Histoire. Elle est impersonnelle, ingouvernable, incalculable,
inintelligible – et personne ne lui échappe.
Mais
si quelque chose est en train de finir, on peut certainement supposer
que quelque chose d'autre est en train de commencer.
Ces
grands romanciers découvrent « ce que seul un roman peut
découvrir » ; leurs oeuvres ne sont pas une prophétie
sociale et politique. Ce qu'ils montrent, c'est comment, dans les
conditions actuelles, toutes les catégories existentielles changent
subitement de sens : qu'est-ce que l'aventure si la liberté
d'action d'un K. est tout à fait illusoire ? Qu'est-ce que le
crime si tel personnage de Broch non seulement ne regrette pas, mais
oublie le meurtre qu'il a commis ? Où est la différence entre
le privé et le public si K., même dans son lit d'amour, ne reste
jamais sans deux envoyés du château ? Et qu'est, en cas-là,
la solitude ? Un fardeau, une angoisse, ou, au contraire, la
valeur la plus précieuse ?
L'existence
est la champ des possibilités humaines, tout ce que l'homme peut
devenir, tout ce dont il est capable. Et les romanciers dessinent la
carte de l'existence, en découvrant telle ou telle possibilité
humaine.
Mais
si « la connaissance est la seule morale du roman », il
faut prendre garde à l'aura métallique du mot « connaissance »,
trop compromis par sa liaison avec les sciences.
Il
faut ajouter que tous les aspects de l'existence que le roman
découvre, il les découvre comme beauté.
Les
premiers romanciers ont découvert l'aventure. C'est grâce à eux si
l'aventure en tant que telle est belle pour nous et si nous en sommes
amoureux.
Kafka
a décrit la situation de l'homme tragiquement piégé. Les
kafkologues autrefois ont beaucoup disputé si Kafka nous accordait
ou non un espoir. Non, pas d'espoir. Autre chose. Même cette
situation invivable, Kafka la découvre comme étrange, noire
beauté.
Beauté :
la dernière victoire possible de l'homme qui n'a plus d'espoir.
Beauté de l'art : lumière subitement allumée du jamais dit.
Cette
lumière qui irradie des grands romans, le temps n'arrive pas à
l'assombrir.
X
HISTOIRE DU ROMAN EUROPEEN
L'histoire
(l'évolution unie et continue) du roman (de tout ce qu'on appelle le
roman) n'existe pas. Il y a seulement des histoires du roman :
du roman chinois, médiéval, etc.
Le
roman européen se forme au midi de l'Europe à l'aube des Temps
Modernes et représente une entité historique en soi qui, plus tard,
élargira son espace au-delà de l'Europe géographique (dans les
deux Amériques notamment). Par la richesse de ses formes, par
l'intensité concentrée de son évolution, par son rôle social, le
roman européen, de même que la musique européenne, n'a son pareil
dans aucune autre civilisation.
Le
roman est l'oeuvre de l'Europe. Ses découvertes, quoique effectuées
dans des langues différentes, appartiennent à l'Europe tout
entière. La succession de ses découvertes, et non pas l'addition de
ce qui a été écrit, fait l'histoire du roman européen.
Don
Quichotte partit pour un
monde qui s'offrait largement devant lui. Il pouvait y entrer
librement et revenir à la maison quand il le voulait. Les premiers
romans européens sont des voyages à travers le monde, qui paraît
illimité.
Le
début de Jacques le Fataliste
surprend les deux héros au milieu du chemin ; on ne sait ni
d'où ils viennent ni où ils vont. Ils se trouvent dans un temps qui
n'a ni commencement ni fin, dans un espace qui ne connaît pas de
frontière, au milieu de l'Europe pour laquelle l'avenir ne peut
jamais finir...
Un
demi-siècle après Diderot, chez Balzac,
l'horizon lointain a disparu comme un paysage derrière les bâtiments
modernes que sont les institutions sociales : la police, la
justice, le monde des finances et du crime, l'armée, l'Etat. Le
temps de Balzac est embarqué dans le train qu'on appelle l'Histoire.
Il est facile d'y monter, difficile d'en descendre. Mais pourtant, ce
train n'a encore rien d'effrayant, il a même du charme ; à
tous ses passagers, il promet des aventures, et avec elles le bâton
de maréchal.
Encore
plus tard, pour Emma Bovary,
l'horizon se rétrécit à tel point qu'il ressemble à une clôture.
Les aventures se trouvent de l'autre côté, et la nostalgie est
insupportable. Dans l'ennui de la quotidienneté, les rêves et
rêveries gagnent de l'importance. L'infini perdu du monde extérieur
est remplacé par l'infini de l'âme. La grande illusion de l'unicité
irremplaçable de l'individu, une des plus belles illusions
européennes, s'épanouit.
Mais
le rêve sur l'infini de l'âme perd sa magie au moment où
l'Histoire ou ce qui en est resté, force supra-humaine d'une société
omnipuissante, s'empare de l'homme. Elle ne lui promet plus le bâton
de maréchal, elle lui promet à peine un poste d'arpenteur. K.
Face au tribunal, K. Face au château, que peut-il faire ? Pas
grand-chose. Peut-il au moins rêver comme jadis Emma Bovary ?
Non, le piège de la situation est trop terrible et absorbe comme un
aspirateur toutes ses pensées et tous ses sentiments : il ne
peut penser qu'à son procès, qu'à son poste d'arpenteur. L'infini
de l'âme, s'il y en a un, est devenu un appendice quasi inutile de
l'homme.
Les
périodes de l'histoire du roman sont très longues et sont
caractérisées par tel ou tel aspect de l'être que le roman examine
en priorité.
Ainsi
les possibilités contenues dans la découverte flaubertienne de la
quotidienneté ne furent pleinement développées que soixante-dix
ans plus tard, dans la gigantesque oeuvre de J.Joyce.
Le
roman accompagne l'homme constamment et fidèlement depuis le début
des Temps Modernes ; le chemin du roman se dessine comme une
histoire parallèle des Temps Modernes. Il scrute la vie concrète de
l'homme et tient le « monde de la vie » sous un éclairage
perpétuel.
Le
romancier n'est ni historien ni prophète ; il dessine la carte
de l'existence, en en découvrant une portion jusqu'alors inconnue.
Quand
Dieu quittait lentement la place d'où il avait dirigé l'univers et
son ordre de valeurs, séparé le bien du mal et donné un sens à
chaque chose, don Quichotte sortit de sa maison et il ne fut plus en
mesure de reconnaître le monde. Celui-ci, en l'absence du Juge
suprême, apparut subitement dans une redoutable ambiguïté ;
l'unique Vérité divine se décomposa en centaines de vérités
relatives que les hommes se partagèrent. Ainsi le monde des Temps
Modernes naquit.
Comprendre
avec Descartes l'ego pensant comme le fondement de tout, être ainsi
seul en face de l'univers, c'est une attitude que Hegel, à juste
titre, jugea héroïque.
Comprendre
avec Cervantès le monde comme ambiguïté, avoir à affronter, au
lieu d'une seule vérité absolue, un tas de vérités relatives qui
se contredisent (vérités incorporées dans des « ego
imaginaires » appelés personnages), posséder donc comme seule
certitude la sagesse de l'incertitude, cela exige une force non moins
grande.
Que
veut dire le grand roman de Cervantès ? Il en est qui
prétendent voir dans ce roman la critique rationaliste de
l'idéalisme fumeux de don Quichotte. Il en est d'autres qui y voient
l'exaltation du même idéalisme. Ces interprétations sont toutes
deux erronées parce qu'elles veulent trouver à la base du roman non
pas une interrogation mais un parti pris moral.
En
dehors du roman, on se trouve dans le domaine des affirmations. Dans
le territoire du roman, on n'affirme pas : c'est le territoire
du jeu et des hypothèses. Le roman est une méditation poétique sur
l'existence, et la méditation romanesque est, par essence,
interrogative.
A
ses débuts, le grand roman européen était un divertissement, et
tous les vrais romanciers en ont la nostalgie. Le divertissement
n'exclut d'ailleurs nullement la gravité (unir l'extrême gravité
de la question et l'extrême légèreté de la forme, c'est dévoiler
nos drames dans leur terrible insignifiance...).
Or
rien n'est devenu plus suspect dans un roman, plus ridicule, désuet,
de mauvais goût que de mettre en valeur l'intrigue avec tout son
appareil de coïncidences inattendues et exagérées, avec des excès
vaudevillesques.
A
partir de Flaubert, les romanciers ont tenté d'effacer les artifices
de l'intrigue, le roman devenant ainsi souvent plus gris que la plus
grise des vies.
Pourtant
les premiers romanciers n'ont pas eu ces scrupules devant
l'improbable.
Dans
le premier livre de Don Quichotte, il y a une taverne quelque
part au milieu de l'Espagne où tout le monde, par pur hasard, se
rencontre : don Quichotte, Sancho Pança, leurs amis barbier et
curé, puis Cardenio, jeune homme à qui un certain don Fernand a
dérobé sa fiancée Lucinde, mais bientôt aussi Dorothée, la
fiancée abandonnée de ce même don Fernand, et plus tard ce don
Fernand lui-même avec Lucinde, puis un officier qui s'est échappé
de la prison mauresque, et puis son frère qui le cherche depuis des années,
puis encore sa fille Claire, et encore l'amant de Claire la
poursuivant, lui-même poursuivi par les serviteurs de son propre
père...
Cette
accumulation de coïncidences et de rencontres totalement
improbables, il ne faut pas la considérer chez Cervantès comme une
naïveté ou une maladresse. Les romans d'alors n'avaient pas encore
conclu avec le lecteur le pacte de la vraisemblance. Ils ne voulaient
pas simuler le réel, ils voulaient amuser, épater, surprendre,
ensorceler. Ils étaient ludiques et c'est là que résidait leur
virtuosité.
Le
commencement du XIXe siècle représente un changement énorme dans
l'histoire du roman. Presque un choc. L'impératif de l'imitation du
réel a rendu d'emblée ridicule la taverne de Cervantès.
Le
XXe siècle se révolte souvent contre l'héritage du XIXe. Néanmoins
le simple retour à la caverne cervantesque n'est plus possible.
Entre elle et nous, l'expérience du réalisme du XIXe siècle s'est
interposée, de sorte que le jeu des coïncidences improbables ne
peut plus être innocent. Il devient ou bien intentionnellement
cocasse, ironique, parodique, ou bien fantastique, onirique. Ce qui
est le cas du premier roman de Kafka, L'Amérique. Dans ce
roman, les circonstances invraisemblables voire impossibles sont
évoquées avec une telle minutie, avec une telle illusion du réel
qu'on a l'impression d'entrer dans un monde qui,
quoiqu'invraisemblable, est plus réel que la réalité.
Si
la raison d'être du roman est de tenir le monde de la vie sous un
éclairage perpétuel et de nous protéger contre l'oubli de l'être,
l'existence du roman semble aujourd'hui plus nécessaire que jamais.
On a déjà comparé son histoire aux mines de charbon depuis
longtemps épuisées. Or il n'est pas sûr que le roman ait déjà
exploité toutes ses possibilités, toutes ses connaissances et
toutes ses formes. Son histoire ressemblerait plutôt au cimetière
des occasions manquées, des appels non entendus :
-
appel du jeu : Jacques le Fataliste est un roman conçu
comme un jeu grandiose. Le roman ultérieur se fit ligoter par
l'impératif de la vraisemblance, par le décor réaliste, par la
rigueur de la chronologie ;
-
appel du rêve : l'imagination endormie du XIXe siècle fut
subitement réveillée par Kafka qui réussit ce que les
surréalistes postulèrent après lui sans vraiment l'accomplir :
la fusion du rêve et du réel. Le roman est le lieu où
l'imagination peut exploser comme dans un rêve, et le roman peut
s'affranchir de l'impératif apparemment inéluctable de la
vraisemblance ;
-
appel du temps : des romanciers contemporains (comme Fuentès)
ne limitent pas la question du temps au problème proustien de la
mémoire personnelle, mais l'élargissent à l'énigme du temps
collectif. D'où l'envie de franchir les limites temporelles d'une
vie individuelle dans lesquelles le roman jusqu'alors a été
cantonné et de faire entrer dans son espace plusieurs périodes
historiques.
CONCLUSION
On
ne peut pas juger l'esprit d'un siècle exclusivement selon ses
idées, ses concepts théoriques, sans prendre en considération
l'art et particulièrement le roman.
L'art
n'est pas un dérivé des courants philosophiques et théoriques. Le
roman connaît l'inconscient avant Freud, la lutte des classes avant
Marx. Il pratique la phénoménologie (la recherche de l'essence des
situations humaines) avant les phénoménologues : quelles
superbes descriptions « phénoménologiques » chez Proust
qui n'a connu aucun phénoménologue !
Le
XIXe siècle a inventé la locomotive, et Hegel était sûr d'avoir
saisi l'esprit même de l'Histoire universelle.
Flaubert
a découvert la bêtise. C'est là la plus grande découverte d'un
siècle si fier de sa raison scientifique.
Bien sûr, même avant Flaubert on ne doutait pas de l'existence de la bêtise, mais on la comprenait un peu différemment : elle était considérée comme une simple absence de connaissances, un défaut corrigible par l'instruction. Or, dans les romans de Flaubert, la bêtise est une dimension inséparable de l'existence humaine.
Elle accompagne la pauvre Emma à travers ses jours et jusqu'à son lit de mort au-dessus duquel deux redoutables
agélastes, Homais et Bournisien, vont encore longuement échanger leurs inepties comme une sorte d'oraison funèbre.
Mais le plus choquant, le plus scandaleux dans la vision flaubertienne de la bêtise est ceci : la bêtise ne s'efface pas
devant la science, la technique, le progrès, la modernité, au contraire, avec le progrès, elle progresse elle aussi !
Avec
une passion méchante, Flaubert collectionnait les formules
stéréotypées que les gens autour de lui prononçaient pour
paraître intelligents et au courant. Il en a composé un célèbre
« Dictionnaire des idées reçues ».
La
bêtise ne signifie pas l'ignorance, mais l'absence de pensée des
idées reçues.
La
découverte flaubertienne est pour l'avenir du monde plus importante
que les idées de Marx ou de Freud. Car on peut imaginer l'avenir
sans la lutte de classes ou sans la psychanalyse, mais pas sans la
montée irrésistible des idées reçues qui, propagées par les mass
media, risquent de devenir bientôt une force capable d'écraser
toute pensée originale et individuelle et d'étouffer ainsi
l'essence même de la culture européenne.
Milan KUNDERA
L'art du roman (essai)
Gallimard, 1986
200 pages
L'art du roman (essai)
Gallimard, 1986
200 pages
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