mardi 8 avril 2014

L'Art du roman, selon Milan Kundera


L'Art du roman selon Kundera

Dix motifs développés à travers les divers chapitres sont ici présentés selon un enchaînement thématique, regroupant des phrases de l'auteur qui en traite sur les tons différents de l'essai, de l'entretien, ou du discours. Il ne s'agit dès lors pas d'un résumé, ni d'un simple recueil de citations. (Exceptionnellement, un "je" est parfois remplacé par "Kundera".)


Kundera a composé son recueil en sept parties :
 . L'héritage décrié de Cervantès
 . Entretien sur l'art du roman
 . Notes inspirées par "Les Somnambules"
 . Entretien sur l'art de la composition
 . Quelque part là-derrière
 . Soixante et onze mots
 . Discours de Jérusalem : Le Roman et l'Europe


L' enchaînement thématique que voici s'articule en dix points :

I      Ce qu'est le roman
II     Le romancier, explorateur de l'existence
III   Le roman et la psychologie 
IV    Le personnage romanesque : un « ego expérimental »
V      L'action et l'irrationnel
VI    L'unité thématique du roman
VII   La morale du roman
VIII L'esprit du roman
IX    Le roman et l'Histoire
X      Histoire du roman européen
Conclusion


I   CE QU'EST LE ROMAN

La philosophie grecque, il y a vingt cinq siècles, pour la première fois dans l'Histoire, a saisi le monde comme une question à résoudre. Elle l'interrogeait, non pas pour satisfaire tel ou tel besoin pratique, mais parce que « la passion de connaître s'est emparée de l'Homme (Husserl) ».

L'essor des sciences propulsa l'homme dans les tunnels des disciplines spécialisées. Plus il avançait dans son savoir, plus il perdait des yeux et l'ensemble du monde et soi-même, sombrant dans ce que Heidegger appelle l'oubli de l'être.

L'homme est devenu une simple chose pour les forces (de la technique, de la politique, de l'histoire) qui le dépassent, le surpassent, le possèdent, lui que Descartes voyait en « maître et possesseur de la nature ». Pour ces forces-là, son être concret, son monde de la vie (die Lebenswelt) n'a plus aucun prix ni aucun intérêt : il est éclipsé, oublié d'avance.

S'il est vrai que la philosophie et les sciences ont oublié l'être de l'homme, avec Cervantes un grand art européen s'est formé qui n'est rien d'autre que l'exploration de cet être oublié. Cet art, c'est celui du roman.

Il faut comprendre ce qu'est le roman.
Un historien vous raconte des événements qui ont eu lieu. Par contre le crime de Raskolnikov (le héros de Dostoievski dans Crimes et Châtiments) n'a jamais vu le jour. Le roman n'examine pas la réalité, mais l'existence. Et l'existence n'est pas ce qui s'est passé ; l'existence est le champ des possibilités humaines, tout ce que l'homme peut devenir, tout ce dont il est capable.

Le roman est la grande forme de la prose où l'auteur, à travers des personnages, examine jusqu'au bout quelques grands thèmes de l'existence.


II   LE ROMANCIER, EXPLORATEUR DE L'EXISTENCE

Exister, cela veut dire « être-dans-le-monde ».
Un par un, le roman a découvert à sa propre façon, par sa propre logique, les différents aspects de l'existence.

Avec les contemporains de Cervantes, il se demande ce qu'est l'aventure.
Avec Richardson, il commence à examiner ce qui se passe à l'intérieur, à dévoiler la vie secrète des sentiments.
Avec Balzac, il découvre l'enracinement de l'homme dans l'Histoire.
Avec Flaubert, il explore la terra jusqu'alors incognita du quotidien.
Avec Tolstoï, il se penche sur l'intervention de l'irrationnel dans les décisions et le comportement humain.
Avec Proust, et avec Joyce, il sonde le temps : avec le premier l'insaisissable moment passé, avec le second l'insaisissable moment présent.
Avec Thomas Mann, il interroge le rôle des mythes qui, venus du fond des temps, téléguident nos pas.
Et caetera, et caetera.

Le roman accompagne l'homme constamment et fidèlement depuis le début des Temps Modernes. La « passion de connaître » (que Husserl considère comme l'essence de la spiritualité européenne) s'est alors emparée de lui pour qu'il scrute la vie concrète de l'homme et la protège contre « l'oubli de l'être », pour qu'il tienne « le monde de la vie » sous un éclairage perpétuel.

Le romancier n'est ni historien ni prophète. Il est explorateur de l'existence. Un grand romancier est celui qui découvre un territoire inconnu de l'existence. Territoire de l'existence veut dire : possibilité de l'existence. Que cette possibilité se transforme ou non en réalité, c'est secondaire.
Si l'auteur considère une situation historique comme une possibilité inédite et révélatrice du monde humain, il voudra la décrire telle qu'elle est. N'empêche que la fidélité à la réalité historique est chose secondaire par rapport à la valeur du roman.

Il faut comprendre et le personnage et son monde comme possibilités.

Chez Kafka, tout cela est clair : le monde kafkaïen ne ressemble à aucune réalité connue, il est une possibilité extrême et non réalisée du monde humain. Il est vrai que cette possibilité transparaît derrière notre monde réel et semble préfigurer notre avenir. C'est pourquoi on parle de la dimension prophétique de Kafka.

Mais même si de tels romans n'avaient rien de prophétique, ils ne perdraient pas de leur valeur, car ils saisissent une possibilité de l'homme et de son monde et nous font ainsi voir ce que nous sommes, de quoi nous sommes capables.


III   LE ROMAN ET LA  PSYCHOLOGIE 

On serait tenté de penser que tous les romans sont nécessairement psychologiques, c'est-à-dire penchés sur l'énigme de la psyché, de l'âme.

Soyons plus précis. Tous les romans de tous les temps se penchent sur l'énigme du moi.
Dès que l'on crée un être imaginaire, un personnage, on se trouve automatiquement confronté à la question : qu'est-ce que le moi ? Par quoi le moi peut-il être saisi ? C'est une des questions fondamentales sur lesquelles le roman, en tant que tel, est fondé.

Par les différentes réponses à cette question, on pourrait distinguer différentes tendances et peut-être différentes périodes de l'histoire du roman.

L'approche psychologique, les premiers narrateurs européens ne la connaissent même pas. Boccace nous raconte simplement des actions et des aventures. Cependant, derrière toutes ces histoires amusantes, on discerne une conviction : c'est par l'action que l'homme sort de l'univers répétitif du quotidien où tout le monde ressemble à tout le monde ; c'est par l'action qu'il se distingue des autres et devient individu. Dante l'a dit : « En toute action, l'intention première de celui qui agit est de révéler sa propre image ». Au commencement, l'action est comprise comme l'autoportrait de celui qui agit.

Quatre siècles après Boccace, Diderot est plus sceptique : son Jacques le Fataliste séduit la fiancée de son ami, il se soûle de bonheur, son père lui file une raclée, un régiment passe par là, de dépit il s'enrôle, à la première bataille il reçoit une balle dans le genou et boite jusqu'à sa mort. Il pensait commencer une aventure amoureuse, alors qu'en réalité il avançait vers son infirmité. Il ne peut jamais se reconnaître dans son acte. Entre l'acte et lui une fissure s'ouvre.
L'homme veut révéler par l'action sa propre image, mais cette image ne lui ressemble pas. Le caractère paradoxal de l'action, c'est une des grandes découvertes du roman.

Mais si le moi n'est pas saisissable dans l'action, où et comment peut-on le saisir ?
Le moment arriva alors où le roman, dans sa quête du moi, dut se détourner du monde visible de l'action et se pencher sur l'invisible de la vie intérieure.

Au XVIIIe siècle, Richardson découvre la formule du roman par lettres où les personnages confessent leurs pensées et leurs sentiments. Il ne s'agit pas là de la « naissance du roman psychologique ». Ces termes sont inexacts et approximatifs. Evitons-les et utilisons une périphrase : Richardson a lancé le roman sur la voie de l'exploration de la vie intérieure de l'homme. Ses grands continuateurs seront Goethe, Benjamin Constant, Stendhal et les écrivains de son siècle.
L'apogée de cette évolution se trouve chez Proust et chez Joyce. Joyce analyse quelque chose d'encore plus insaisissable que le « temps perdu » de Proust : le moment présent. Chaque instant représente un petit univers, irrémédiablement oublié à l'instant suivant. Or le grand microscope de Joyce sait arrêter, saisir cet instant fugitif, et nous le faire voir.
Mais la quête du moi finit, encore une fois, par un paradoxe : plus grande est l'optique du microscope qui observe le moi, plus le moi et son unicité nous échappent. Sous la grande lentille joycienne, qui décompose l'âme en atomes, nous sommes tous pareils...

Si le moi et son caractère unique ne sont pas saisissables dans la vie intérieure de l'homme, où et comment peut-on les saisir ? Et peut-on les saisir ? Bien sûr que non. La quête du moi a toujours fini et finira toujours par un paradoxal inassouvissement. Ce qui ne veut pas dire un échec. Le roman ne peut pas franchir les limites de ses propres possibilités, et la mise en lumière de ces limites est déjà une immense découverte, un immense exploit cognitif.


IV   LE PERSONNAGE ROMANESQUE, UN « EGO EXPERIMENTAL »

Se situer au-delà du roman dit psychologique, cela ne veut pas dire priver les personnages de vie intérieure. Cela veut seulement dire que ce sont d'autres énigmes, d'autres questions que l'on poursuit en premier lieu.
Qu'est-ce qui se trouve au-delà du roman dit psychologique ? Autrement dit, quelle est la façon non psychologique de saisir le moi ?
Saisir un moi, cela veut dire saisir l'essence de sa problématique existentielle. Saisir son code existentiel.

Le code de tel ou tel personnage est composé de quelques mots-clés. Le roman est fondé tout d'abord sur quelques mots fondamentaux. Ces mots principaux sont, dans le cours du roman, analysés, étudiés, définis, redéfinis, et ainsi transformés en catégories de l'existence. Le roman est bâti sur ces quelques catégories comme une maison sur des piliers.
Chacun des mots de ce code a une signification différente dans le code existentiel d'un autre personnage. Bien sûr, ce code n'est pas étudié in abstracto, il se révèle progressivement dans l'action, dans les situations.

Dans L'Insoutenable Légèreté de l'être, Tereza vit avec Tomas, mais son amour exige d'elle une mobilisation de toutes ses forces et, tout d'un coup, elle n'en peut plus, elle veut retourner en arrière, « en bas », d'où elle est venue. Et je me demande : qu'est-ce qui se passe avec elle ? Et je trouve la réponse : elle est saisie d'un vertige. Mais qu'est-ce que le vertige ? Je cherche la définition et je dis : « un étourdissant, un insurmontable désir de tomber ». Mais tout de suite je me corrige, je précise la définition : « ...avoir le vertige c'est être ivre de sa propre faiblesse. On a conscience de sa faiblesse et on ne veut pas lui résister, mais s'y abandonner. On se soûle de sa propre faiblesse, on veut être plus faible encore, on veut s'écrouler en pleine rue aux yeux de tous, on veut être à terre, encore plus bas que terre. » Le vertige est une des clés pour comprendre Tereza. Ce n'est pas la clé pour comprendre vous ou moi. Pourtant, et vous et moi nous connaissons cette sorte de vertige au moins comme notre possibilité, une des possibilités de l'existence. Il m'a fallu inventer Tereza, un « ego expérimental », pour comprendre cette possibilité, pour comprendre le vertige.

Résumons-nous. Il y a plusieurs façons de saisir le moi. D'abord par l'action. Puis dans la vie intérieure. Finalement le moi est déterminé par l'essence de sa problématique existentielle ; et ainsi, la recherche des motivations psychologiques est moins intéressante que l'analyse des situations.

Le roman est une méditation sur l'existence vue au travers de personnages imaginaires. Cependant, deux siècles de réalisme psychologique ont créé quelques normes quasi inviolables :
. il faut donner le maximum d'informations sur un personnage, sur son apparence physique, sa façon de parler et de se comporter ;
. il faut faire connaître le passé d'un personnage, car c'est là que se trouvent toutes les motivations de son comportement présent ;
. le personnage doit avoir une totale indépendance, c'est-à-dire que l'auteur et ses propres considérations doivent disparaître, pour ne pas déranger le lecteur qui veut céder à l'illusion et tenir la fiction pour une réalité...

Or Musil a rompu ce vieux contrat conclu entre le roman et le lecteur. Et d'autres romanciers avec lui.
Le personnage n'est pas une simulation d'un être vivant. C'est un être imaginaire. Le personnage renoue ainsi avec ses commencements. Don Quichotte est quasi impensable comme être vivant. Pourtant, dans notre mémoire, quel personnage est plus vivant que lui ?
Il n'est pas question de snober le lecteur et son désir aussi naïf que légitime de se faire emporter par le monde imaginaire du roman et de le confondre de temps en temps avec la réalité. Mais la technique du réalisme psychologique n'est pas indispensable pour cela .
L'absence d'informations, de certaines informations, sur un personnage ne le rend pas moins « vivant ». Car rendre un personnage vivant signifie : aller jusqu'au bout de sa problématique existentielle. Ce qui signifie : aller jusqu'au bout de quelques situations, de quelques motifs, voire de quelques mots dont il est pétri. Rien de plus.


V   L'ACTION ET L'IRRATIONNEL

Qu'est-ce que l'action ? Eternelle question du roman... Comment une décision naît-elle ? Comment se transforme-t-elle en acte ? Et comment les actes s'enchaînent-ils pour devenir aventure ?

De la matière étrange et chaotique de la vie, les anciens romanciers tentèrent d'abstraire le fil d'une rationalité limpide ; dans leur optique, le mobile rationnellement saisissable fait naître l'acte, celui-ci en provoque un autre. L'aventure est l'enchaînement, lumineusement causal, des actes.
Werther aime la femme de son ami. Il ne peut trahir l'ami, il ne peut renoncer à son amour, donc il se tue. Le suicide transparent comme une équation mathématique. Mais pourquoi Anna Karénine se suicide-t-elle ? Elle n'est pas venue à la gare pour se suicider. Elle est venue chercher Vronski. Elle se jette sous le train sans en avoir pris la décision. C'est plutôt la décision qui a pris Anna. Qui l'a sur-prise. Anna agit agit « à cause d'une impulsion inattendue ». Ce qui ne veut pas dire que son acte soit dépourvu de sens. Seulement ce sens se trouve au-delà de la causalité rationnellement saisissable.

Une des plus grandes explorations du roman européen est l'exploration du rôle que l'irrationnel joue dans nos décisions, dans notre vie.
La logique irrationnelle est fondée sur le mécanisme de la con-fusion. Comme dans le célèbre poème de Baudelaire : « de longs échos ... se confondent », « les parfums, les couleurs et les sons se répondent ». Une chose se rapproche d'une autre, se confond avec elle, et ainsi, par ce rapprochement, s'explique.

(...) ses parents préparent son mariage avec une jeune fille de leur milieu : Elisabeth. Pasenow ne l'aime nullement, pourtant elle l'attire. A vrai dire, ce qui l'attire ce n'est pas elle mais tout ce qu'elle représente pour lui.
Quand il va la voir pour la première fois, les rues, les jardins, les maisons du quartier où elle habite irradient « une grande sécurité insulaire » ; la maison d'Elisabeth l'accueille par une heureuse atmosphère, « toute de sécurité et de douceur, sous l'égide de l'amitié » qui, un jour, « se changera en amour » pour que « l'amour, à son tour, un jour, s'éteigne en amitié ». La valeur que Pasenow désire (la sécurité amicale d'une famille) se présente à lui avant qu'il ne voie celle qui devra devenir (à son insu et contre sa nature) porteuse de cette valeur.

C'est le système des con-fusions, le système de la pensée symbolique, qui est à la base de tout comportement, individuel comme collectif. Il suffit d'examiner notre propre vie pour voir à quel point ce système irrationnel, bien plus qu'une réflexion de la raison, infléchit nos attitudes : cet homme m'évoquant, par sa passion pour les poissons d'aquarium, un autre qui, jadis, m'a causé un terrible malheur, provoquera toujours en moi une méfiance insurmontable...


VI   L'UNITE THEMATIQUE DU ROMAN

Je trouve très bon de choisir comme titre d'un roman sa principale catégorie.
On a du mal à imaginer un roman sans l'unité d'action. Pourtant il existe quelque chose de plus profond qui assure la cohérence d'un roman : c'est l'unité thématique.

Les trois lignes de narration sur lesquelles repose Les Démons de Dostoïevski sont unies par une technique d'affabulation, mais surtout par le même thème : celui des démons qui possèdent l'homme quand il perd Dieu.
Dans chaque ligne de narration, ce thème est considéré sous un autre angle, comme une chose reflétée dans trois miroirs. Et c'est cette chose abstraite, le thème, qui donne à l'ensemble du roman une cohérence intérieure, la moins visible, la plus importante.

Les thèmes sont travaillés sans interruption dans et par l'histoire romanesque. Là où le roman abandonne ses thèmes et se contente de raconter l'histoire, il devient plat. En revanche, un thème peut être développé seul, en dehors de l'histoire ; cette façon d'aborder un thème s'appelle une digression.

Un thème, c'est une interrogation existentielle. Et une telle interrogation est, finalement, l'examen de mots particuliers, de mots-thèmes. Ces mots principaux sont transformés en catégories de l'existence.


VII   LA MORALE DU ROMAN

« Découvrir ce que seul un roman peut découvrir, c'est la seule raison d'être d'un roman.
Le roman qui ne découvre pas une portion jusqu'alors inconnue de l'existence est immoral.
La connaissance est la seule morale du roman. » (Hermann Broch)

Le roman n'est pas une confession de l'auteur, mais une exploration de ce qu'est la vie humaine dans le piège qu'est devenu le monde. Le romancier – pas forcément l'écrivain – est celui qui, selon Flaubert, veut disparaître derrière son oeuvre.
Le romancier ne fait pas grand cas de ses idées. Le romancier n'est le porte-parole de personne et il n'est même pas le porte-parole de ses propres idées. Il est un découvreur qui, en tâtonnant, s'efforce à dévoiler un aspect inconnu de l'existence.

Quand Tolstoï a esquissé la première variante d'Anna Karénine, Anna était une femme très antipathique et sa fin tragique n'était que justifiée et méritée. La version définitive du roman est bien différente, mais je ne crois pas que Tolstoï ait changé entre-temps ses idées morales, je dirais plutôt que, pendant l'écriture, il écoutait une autre voix que celle de sa conviction morale personnelle. Il écoutait ce que j'aimerais appeler la sagesse du roman.

Tous les vrais romanciers sont à l'écoute d'une sagesse supra-personnelle, ce qui explique que les grands romans sont toujours un peu plus intelligents que leurs auteurs...

Il y a une différence fondamentale entre la façon de penser d'un philosophe et celle d'un romancier. On parle souvent de la philosophie de Tchekov, de Kafka, etc. Mais qui pourrait tirer une philosophie cohérente de leurs écrits ? Même quand ils expriment leurs idées directement dans leurs carnets, celles-ci sont plutôt exercices de réflexions, jeux de paradoxes, improvisations, que l'affirmation d'une pensée.
Si Dostoïevski, par exemple, dans le roman Journal d'un écrivain, est tout à fait affirmatif, ce n'est pas dans ces affirmations que réside la grandeur de sa pensée. Grand penseur, il l'est seulement en tant que romancier. Ce qui veut dire : il sait créer dans ses personnages des univers intellectuels extraordinairement riches et inédits. On aime chercher dans ses personnages la projection de ses idées. Mais Dostoïevski a pris toutes les précautions :

Dès sa première apparition, Chatov est caractérisé assez cruellement : « c'était un de ces idéalistes russes qui, illuminés soudain par quelque immense idée, en sont restés éblouis, souvent pour toujours. Ils ne parviennent jamais à dominer cette idée, ils y croient passionnément, et dès lors toute leur existence n'est plus, dirait-on, qu'une agonie sous la pierre qui les a à demi écrasés. » Donc, même si Dostoïevski a projeté dans Chatov ses propres idées, celles-ci sont immédiatement relativisées.


La règle demeure : une fois dans le corps du roman, la méditation change d'essence : une pensée dogmatique devient hypothétique.

Qui a raison et qui a tort ? Emma Bovary est-elle insupportable ? Ou courageuse et touchante ? Et Werther ? Sensible et noble ? Ou un sentimental agressif, amoureux de lui-même ? Plus attentivement on lit le roman, plus la réponse devient impossible. La vérité du roman est cachée, non-prononcée, non-prononçable.

L'homme souhaite un monde où le bien et le mal soient nettement discernables car en lui est le désir, inné et indomptable, de juger avant de comprendre. Sur ce désir sont fondées les religions et les idéologies. Elles exigent que quelqu'un ait raison : ou Anna Karénine est victime d'un despote borné, ou Karénine est victime d'une femme immorale ; ou bien K., innocent, est écrasé par le tribunal injuste, ou bien, derrière le tribunal se cache la justice divine et K. est coupable.
Dans ce « ou bien... ou bien... » est contenue l'incapacité de supporter la relativité essentielle des choses humaines, l'incapacité de regarder en face l'absence du Juge suprême. A cause de cette incapacité, la sagesse du roman (la sagesse de l'incertitude) est difficile à accepter et à comprendre.

Les idéologies ne peuvent se concilier avec le roman que si elles traduisent son langage de relativité et d'ambiguïté dans leur discours dogmatique.
L'art du roman est, par son essence, non pas tributaire mais contradicteur des certitudes idéologiques. A l'instar de Pénélope, il défait pendant la nuit la tapisserie que des théologiens, des philosophes, des savants ont ourdie la veille.

Il n'y a pas de paix possible entre le romancier et ceux qui sont persuadés que la vérité est claire, que tous les hommes doivent penser la même chose, et qu'eux-mêmes sont exactement ce qu'ils pensent être.
C'est précisément en perdant la certitude de la vérité et le consentement unanime des autres que l'homme devient individu. Le roman, c'est le paradis imaginaire des individus. C'est le territoire où personne n'est possesseur de la vérité mais où tous ont le droit d'être compris.

En tant que modèle d'un monde fondé sur la relativité et l'ambiguïté des choses humaines, le roman est incompatible avec l'univers totalitaire.
Cette incompatibilité est plus profonde que celle qui sépare un combattant pour les droits de l'homme d'un tortionnaire, parce qu'elle est non seulement politique ou morale mais ontologique. Cela veut dire : le monde basé sur une seule Vérité et le monde ambigu et relatif du roman sont pétris chacun d'une matière totalement différente.
La Vérité totalitaire exclut la relativité, le doute, l'interrogation, et elle ne peut jamais se concilier avec ce qu'on peut appeler l'esprit du roman.


VIII   L'ESPRIT DU ROMAN

Il suffit de feuilleter les hebdomadaires politiques américains ou européens, ceux de la gauche comme ceux de la droite, duTime au Spiegel : ils possèdent tous la même vision de la vie qui se reflète dans le même ordre selon lequel leur sommaire est composé, dans les mêmes rubriques, les mêmes formes journalistiques, dans le même vocabulaire et le même style, dans les mêmes goûts artistiques et dans la même hiérarchie de ce qu'ils trouvent important et de ce qu'ils trouvent insignifiant. Cet esprit commun des mass media dissimulé derrière leur diversité politique, c'est l'esprit de notre temps. Cet esprit me semble contraire à l'esprit du roman.

L'esprit du roman est l'esprit de complexité. Chaque roman dit au lecteur : « Les choses sont plus compliquées que tu ne le penses ».

C'est la vérité éternelle du roman mais qui se fait de moins en moins entendre dans le vacarme des réponses simples et rapides qui précèdent la question et l'excluent... (Pour l'esprit de notre temps, c'est ou bien Annna ou bien Karénine qui a raison, et la vieille sagesse de Cervantes qui nous parle de la difficulté de savoir et de l'insaisissable vérité paraît encombrante et inutile).

L'esprit du roman est l'esprit de continuité : chaque oeuvre est la réponse aux oeuvres précédentes, chaque oeuvre contient toute l'expérience antérieure du roman. (Mais l'esprit de notre temps est fixé sur l'actualité qui est si ample qu'elle repousse le passé de notre horizon et réduit le temps à la seule seconde présente. Inclus dans ce système, le roman risque de ne plus être « oeuvre » - chose destinée à durer, à joindre le passé à l'avenir – mais événement d'actualité comme d'autres événements, un geste sans lendemain.)

En dehors du roman, on se trouve dans le domaine des affirmations ; tout le monde est sûr de sa parole : un politicien, un philosophe, un concierge.
Dans le territoire du roman, on n'affirme pas : c'est le territoire du jeu et des hypothèses. La méditation romanesque est, par essence, interrogative.

Il y a un proverbe juif admirable : l'homme pense, Dieu rit.
Pourquoi Dieu rit-il en regardant l'homme qui pense ?
Parce que l'homme pense et la vérité lui échappe.
Parce que plus les hommes pensent,
plus la pensée de l'un s'éloigne de la pensée de l'autre.
Et, enfin, parce que l'homme n'est jamais ce qu'il pense être.

L'art du roman est venu au monde comme l'écho du rire de Dieu.



IX   LE ROMAN ET L'HISTOIRE

Heidegger caractérise l'existence par une formule connue : être-dans-le-monde.

L'homme ne se rapporte pas au monde comme le sujet à l'objet, comme l'oeil au tableau, même pas comme un acteur au décor d'une scène. L'homme et le monde sont liés comme l'escargot et sa coquille : le monde fait partie de l'homme, il est sa dimension, et au fur et à mesure que le monde change, l'existence (« être-dans-le-monde ») change aussi.
Depuis Balzac, le « monde » de notre être a le caractère historique, et les vies des personnages se déroulent dans un espace du temps jalonné de dates. Le roman ne pourra plus jamais se débarrasser de cet héritage de Balzac.

Mais il ne faut pas confondre deux choses : il y a, d'un côté, le roman qui examine la dimension historique de l'existence humaine ; il y a, de l'autre côté, le roman qui est l'illustration d'une situation historique, la description d'une société à un moment donné, une historiographie romancée.
On connaît tous ces romans écrits sur la Révolution française, sur Marie-Antoinette, ou sur l'année 1984 ; tout cela, ce sont des romans de vulgarisation qui traduisent une connaissance non romanesque dans le langage du roman (ce qu'Orwell nous dit aurait pu être dit aussi bien - ou plutôt beaucoup mieux – dans un essai ou dans un pamphlet). Or la seule raison d'être du roman est de dire ce que seul le roman peut dire.

Si une situation historique apparaît à l'auteur comme une possibilité inédite et révélatrice du monde humain, il voudra la décrire telle qu'elle est. N'empêche que la fidélité à la réalité historique est chose secondaire par rapport à la valeur du roman.

Un exemple : comment Milan Kundera traite des faits historiques

    - Toutes les circonstances historiques sont traitées avec une économie maximale. L'auteur se comporte à l'égard de l'Histoire comme le scénographe qui arrange une scène abstraite avec quelques objets indispensables à l'action.
    - Parmi les circonstances historiques, il ne retient que celles qui créent pour ses personnages une situation existentielle révélatrice.
    - L'historiographie écrit l'histoire de la société, non pas celle de l'homme. C'est pourquoi certains points des événements historiques dont parlent les romans de Kundera sont oubliés par l'historiographie.

Le Printemps de Prague dans Le Livre du rire et de l'oubli n'est pas décrit dans sa dimension politico-historico-sociale, mais comme une des situations existentielles fondamentales : l'homme (une génération d'hommes) agit (fait une révolution) ; mais son acte lui échappe, ne lui obéit plus (la révolution sévit, assassine, détruit) ; il fait donc tout pour rattraper et dompter cet acte désobéissant (la génération fonde un mouvement oppositionnel, réformateur) mais en vain : on ne peut jamais rattraper l'acte qui, une fois, nous a échappé.
Cela rappelle la situation de Jacques le Fataliste mais cette fois il s'agit d'une situation collective, historique.

Pour comprendre les romans de Kundera, il n'est pas important de connaître l'histoire de la Tchécoslovaquie. Tout ce qu'il faut en savoir, le roman le dit de lui-même.
La lecture de ces romans ne suppose pas d'autre connaissance historique que celle, globale, de l'histoire de l'Europe. Depuis l'an mille jusqu'à nos jours, l'histoire de l'Europe n'est qu'une seule aventure commune. Nous en faisons partie et toutes nos actions, individuelles ou nationales, ne révèlent leur signification décisive que si on les situe par rapport à elle.

Je peux comprendre Don Quichotte sans connaître l'histoire de l'Espagne. Je ne peux pas le comprendre sans avoir une idée, aussi globale soit-elle, de l'aventure historique de l'Europe, de son époque chevaleresque par exemple, de l'amour courtois, du passage du Moyen-Age à l'époque des Temps Modernes. (On rencontre des difficultés avec la traduction de ce terme en Amérique. Si on écrit modern times, l'Américain comprend : l'époque contemporaine, notre siècle. L'Amérique, qui n'a pas vécu la naissance des Temps Modernes et qui n'est que leur héritière tardive, connaît d'autres critères de ce qui est le commencement et de ce qui est la fin).

Au Moyen-Age, l'unité européenne reposait sur la religion commune. A l'époque des Temps Modernes, la religion céda la place à la culture (à la création culturelle) qui devint la réalisation des valeurs suprêmes par lesquelles les Européens se reconnaissaient, se définissaient, s'identifiaient. Aujourd'hui la culture cède à son tour la place. Mais à quoi ? Et à qui? Quel est le domaine où se réaliseront des valeurs suprêmes susceptibles d'unir l'Europe ?

L'avènement des Temps Modernes a été le moment-clé de l'histoire de l'Europe. Dieu devient Deus absconditus, et l'homme le fondement de tout. L'individualisme européen est né et avec lui une nouvelle situation de l'art, de la culture, de la science.
C'est à l'aube des Temps Modernes qu'une situation fondamentale de l'homme, sorti du Moyen-Age, se révèle : don Quichotte pense, Sancho pense, et non seulement la vérité du monde mais la vérité de leur propre moi se dérobent à eux. Les premiers romanciers européens ont vu et saisi cette nouvelle situation de l'homme et ont fondé sur elle l'art nouveau, l'art du roman.

Actuellement, après avoir réussi des miracles dans les sciences et la technique, l'homme – que Descartes voyait comme « maître et possesseur de la nature » - se rend subitement compte qu'il ne possède rien et n'est maître ni de la nature (elle se retire, peu à peu, de la planète) ni de l'Histoire (elle lui a échappé) ni de soi-même (il est guidé par les forces irrationnelles de son âme).
Mais si Dieu s'en est allé et si l'homme n'est plus maître, qui donc est maître ?
La planète avance dans le vide, sans aucun maître.
La voilà, « l'insoutenable légèreté de l'être »...

Les derniers temps paisibles où l'homme avait eu à combattre seulement les monstres de son âme, les temps de Joyce et de Proust, furent révolus. Dans les romans de Kafka et d'autres grands romanciers centre-européens, le monstre vient de l'extérieur et on l'appelle l'Histoire. Elle est impersonnelle, ingouvernable, incalculable, inintelligible – et personne ne lui échappe.

Mais si quelque chose est en train de finir, on peut certainement supposer que quelque chose d'autre est en train de commencer.
Ces grands romanciers découvrent « ce que seul un roman peut découvrir » ; leurs oeuvres ne sont pas une prophétie sociale et politique. Ce qu'ils montrent, c'est comment, dans les conditions actuelles, toutes les catégories existentielles changent subitement de sens : qu'est-ce que l'aventure si la liberté d'action d'un K. est tout à fait illusoire ? Qu'est-ce que le crime si tel personnage de Broch non seulement ne regrette pas, mais oublie le meurtre qu'il a commis ? Où est la différence entre le privé et le public si K., même dans son lit d'amour, ne reste jamais sans deux envoyés du château ? Et qu'est, en cas-là, la solitude ? Un fardeau, une angoisse, ou, au contraire, la valeur la plus précieuse ?

L'existence est la champ des possibilités humaines, tout ce que l'homme peut devenir, tout ce dont il est capable. Et les romanciers dessinent la carte de l'existence, en découvrant telle ou telle possibilité humaine.

Mais si « la connaissance est la seule morale du roman », il faut prendre garde à l'aura métallique du mot « connaissance », trop compromis par sa liaison avec les sciences.
Il faut ajouter que tous les aspects de l'existence que le roman découvre, il les découvre comme beauté.
Les premiers romanciers ont découvert l'aventure. C'est grâce à eux si l'aventure en tant que telle est belle pour nous et si nous en sommes amoureux.
Kafka a décrit la situation de l'homme tragiquement piégé. Les kafkologues autrefois ont beaucoup disputé si Kafka nous accordait ou non un espoir. Non, pas d'espoir. Autre chose. Même cette situation invivable, Kafka la découvre comme étrange, noire beauté.

Beauté : la dernière victoire possible de l'homme qui n'a plus d'espoir. Beauté de l'art : lumière subitement allumée du jamais dit.
Cette lumière qui irradie des grands romans, le temps n'arrive pas à l'assombrir.



X  HISTOIRE DU ROMAN EUROPEEN

L'histoire (l'évolution unie et continue) du roman (de tout ce qu'on appelle le roman) n'existe pas. Il y a seulement des histoires du roman : du roman chinois, médiéval, etc.
Le roman européen se forme au midi de l'Europe à l'aube des Temps Modernes et représente une entité historique en soi qui, plus tard, élargira son espace au-delà de l'Europe géographique (dans les deux Amériques notamment). Par la richesse de ses formes, par l'intensité concentrée de son évolution, par son rôle social, le roman européen, de même que la musique européenne, n'a son pareil dans aucune autre civilisation.
Le roman est l'oeuvre de l'Europe. Ses découvertes, quoique effectuées dans des langues différentes, appartiennent à l'Europe tout entière. La succession de ses découvertes, et non pas l'addition de ce qui a été écrit, fait l'histoire du roman européen.

Don Quichotte partit pour un monde qui s'offrait largement devant lui. Il pouvait y entrer librement et revenir à la maison quand il le voulait. Les premiers romans européens sont des voyages à travers le monde, qui paraît illimité.
Le début de Jacques le Fataliste surprend les deux héros au milieu du chemin ; on ne sait ni d'où ils viennent ni où ils vont. Ils se trouvent dans un temps qui n'a ni commencement ni fin, dans un espace qui ne connaît pas de frontière, au milieu de l'Europe pour laquelle l'avenir ne peut jamais finir...
Un demi-siècle après Diderot, chez Balzac, l'horizon lointain a disparu comme un paysage derrière les bâtiments modernes que sont les institutions sociales : la police, la justice, le monde des finances et du crime, l'armée, l'Etat. Le temps de Balzac est embarqué dans le train qu'on appelle l'Histoire. Il est facile d'y monter, difficile d'en descendre. Mais pourtant, ce train n'a encore rien d'effrayant, il a même du charme ; à tous ses passagers, il promet des aventures, et avec elles le bâton de maréchal.
Encore plus tard, pour Emma Bovary, l'horizon se rétrécit à tel point qu'il ressemble à une clôture. Les aventures se trouvent de l'autre côté, et la nostalgie est insupportable. Dans l'ennui de la quotidienneté, les rêves et rêveries gagnent de l'importance. L'infini perdu du monde extérieur est remplacé par l'infini de l'âme. La grande illusion de l'unicité irremplaçable de l'individu, une des plus belles illusions européennes, s'épanouit.
Mais le rêve sur l'infini de l'âme perd sa magie au moment où l'Histoire ou ce qui en est resté, force supra-humaine d'une société omnipuissante, s'empare de l'homme. Elle ne lui promet plus le bâton de maréchal, elle lui promet à peine un poste d'arpenteur. K. Face au tribunal, K. Face au château, que peut-il faire ? Pas grand-chose. Peut-il au moins rêver comme jadis Emma Bovary ? Non, le piège de la situation est trop terrible et absorbe comme un aspirateur toutes ses pensées et tous ses sentiments : il ne peut penser qu'à son procès, qu'à son poste d'arpenteur. L'infini de l'âme, s'il y en a un, est devenu un appendice quasi inutile de l'homme.

Les périodes de l'histoire du roman sont très longues et sont caractérisées par tel ou tel aspect de l'être que le roman examine en priorité.

Ainsi les possibilités contenues dans la découverte flaubertienne de la quotidienneté ne furent pleinement développées que soixante-dix ans plus tard, dans la gigantesque oeuvre de J.Joyce.

Le roman accompagne l'homme constamment et fidèlement depuis le début des Temps Modernes ; le chemin du roman se dessine comme une histoire parallèle des Temps Modernes. Il scrute la vie concrète de l'homme et tient le « monde de la vie » sous un éclairage perpétuel.
Le romancier n'est ni historien ni prophète ; il dessine la carte de l'existence, en en découvrant une portion jusqu'alors inconnue.

Quand Dieu quittait lentement la place d'où il avait dirigé l'univers et son ordre de valeurs, séparé le bien du mal et donné un sens à chaque chose, don Quichotte sortit de sa maison et il ne fut plus en mesure de reconnaître le monde. Celui-ci, en l'absence du Juge suprême, apparut subitement dans une redoutable ambiguïté ; l'unique Vérité divine se décomposa en centaines de vérités relatives que les hommes se partagèrent. Ainsi le monde des Temps Modernes naquit.

Comprendre avec Descartes l'ego pensant comme le fondement de tout, être ainsi seul en face de l'univers, c'est une attitude que Hegel, à juste titre, jugea héroïque.
Comprendre avec Cervantès le monde comme ambiguïté, avoir à affronter, au lieu d'une seule vérité absolue, un tas de vérités relatives qui se contredisent (vérités incorporées dans des « ego imaginaires » appelés personnages), posséder donc comme seule certitude la sagesse de l'incertitude, cela exige une force non moins grande.
Que veut dire le grand roman de Cervantès ? Il en est qui prétendent voir dans ce roman la critique rationaliste de l'idéalisme fumeux de don Quichotte. Il en est d'autres qui y voient l'exaltation du même idéalisme. Ces interprétations sont toutes deux erronées parce qu'elles veulent trouver à la base du roman non pas une interrogation mais un parti pris moral.

En dehors du roman, on se trouve dans le domaine des affirmations. Dans le territoire du roman, on n'affirme pas : c'est le territoire du jeu et des hypothèses. Le roman est une méditation poétique sur l'existence, et la méditation romanesque est, par essence, interrogative.

A ses débuts, le grand roman européen était un divertissement, et tous les vrais romanciers en ont la nostalgie. Le divertissement n'exclut d'ailleurs nullement la gravité (unir l'extrême gravité de la question et l'extrême légèreté de la forme, c'est dévoiler nos drames dans leur terrible insignifiance...).
Or rien n'est devenu plus suspect dans un roman, plus ridicule, désuet, de mauvais goût que de mettre en valeur l'intrigue avec tout son appareil de coïncidences inattendues et exagérées, avec des excès vaudevillesques.
A partir de Flaubert, les romanciers ont tenté d'effacer les artifices de l'intrigue, le roman devenant ainsi souvent plus gris que la plus grise des vies.
Pourtant les premiers romanciers n'ont pas eu ces scrupules devant l'improbable.

Dans le premier livre de Don Quichotte, il y a une taverne quelque part au milieu de l'Espagne où tout le monde, par pur hasard, se rencontre : don Quichotte, Sancho Pança, leurs amis barbier et curé, puis Cardenio, jeune homme à qui un certain don Fernand a dérobé sa fiancée Lucinde, mais bientôt aussi Dorothée, la fiancée abandonnée de ce même don Fernand, et plus tard ce don Fernand lui-même avec Lucinde, puis un officier qui s'est échappé de la prison mauresque, et puis son frère qui le cherche depuis des années, puis encore sa fille Claire, et encore l'amant de Claire la poursuivant, lui-même poursuivi par les serviteurs de son propre père...


Cette accumulation de coïncidences et de rencontres totalement improbables, il ne faut pas la considérer chez Cervantès comme une naïveté ou une maladresse. Les romans d'alors n'avaient pas encore conclu avec le lecteur le pacte de la vraisemblance. Ils ne voulaient pas simuler le réel, ils voulaient amuser, épater, surprendre, ensorceler. Ils étaient ludiques et c'est là que résidait leur virtuosité.
Le commencement du XIXe siècle représente un changement énorme dans l'histoire du roman. Presque un choc. L'impératif de l'imitation du réel a rendu d'emblée ridicule la taverne de Cervantès.
Le XXe siècle se révolte souvent contre l'héritage du XIXe. Néanmoins le simple retour à la caverne cervantesque n'est plus possible. Entre elle et nous, l'expérience du réalisme du XIXe siècle s'est interposée, de sorte que le jeu des coïncidences improbables ne peut plus être innocent. Il devient ou bien intentionnellement cocasse, ironique, parodique, ou bien fantastique, onirique. Ce qui est le cas du premier roman de Kafka, L'Amérique. Dans ce roman, les circonstances invraisemblables voire impossibles sont évoquées avec une telle minutie, avec une telle illusion du réel qu'on a l'impression d'entrer dans un monde qui, quoiqu'invraisemblable, est plus réel que la réalité.

Si la raison d'être du roman est de tenir le monde de la vie sous un éclairage perpétuel et de nous protéger contre l'oubli de l'être, l'existence du roman semble aujourd'hui plus nécessaire que jamais. On a déjà comparé son histoire aux mines de charbon depuis longtemps épuisées. Or il n'est pas sûr que le roman ait déjà exploité toutes ses possibilités, toutes ses connaissances et toutes ses formes. Son histoire ressemblerait plutôt au cimetière des occasions manquées, des appels non entendus :

    - appel du jeu : Jacques le Fataliste est un roman conçu comme un jeu grandiose. Le roman ultérieur se fit ligoter par l'impératif de la vraisemblance, par le décor réaliste, par la rigueur de la chronologie ;
    - appel du rêve : l'imagination endormie du XIXe siècle fut subitement réveillée par Kafka qui réussit ce que les surréalistes postulèrent après lui sans vraiment l'accomplir : la fusion du rêve et du réel. Le roman est le lieu où l'imagination peut exploser comme dans un rêve, et le roman peut s'affranchir de l'impératif apparemment inéluctable de la vraisemblance ;
    - appel du temps : des romanciers contemporains (comme Fuentès) ne limitent pas la question du temps au problème proustien de la mémoire personnelle, mais l'élargissent à l'énigme du temps collectif. D'où l'envie de franchir les limites temporelles d'une vie individuelle dans lesquelles le roman jusqu'alors a été cantonné et de faire entrer dans son espace plusieurs périodes historiques.

CONCLUSION

On ne peut pas juger l'esprit d'un siècle exclusivement selon ses idées, ses concepts théoriques, sans prendre en considération l'art et particulièrement le roman.
L'art n'est pas un dérivé des courants philosophiques et théoriques. Le roman connaît l'inconscient avant Freud, la lutte des classes avant Marx. Il pratique la phénoménologie (la recherche de l'essence des situations humaines) avant les phénoménologues : quelles superbes descriptions « phénoménologiques » chez Proust qui n'a connu aucun phénoménologue !

Le XIXe siècle a inventé la locomotive, et Hegel était sûr d'avoir saisi l'esprit même de l'Histoire universelle.
Flaubert a découvert la bêtise. C'est là la plus grande découverte d'un siècle si fier de sa raison scientifique.

Bien sûr, même avant Flaubert on ne doutait pas de l'existence de la bêtise, mais on la comprenait un peu différemment : elle était considérée comme une simple absence de connaissances, un défaut corrigible par l'instruction. Or, dans les romans de Flaubert, la bêtise est une dimension inséparable de l'existence humaine. 
Elle accompagne la pauvre Emma à travers ses jours et jusqu'à son lit de mort au-dessus duquel deux redoutables 
agélastes, Homais et Bournisien, vont encore longuement échanger leurs inepties comme une sorte d'oraison funèbre. 
Mais le plus choquant, le plus scandaleux dans la vision flaubertienne de la bêtise est ceci : la bêtise ne s'efface pas 
devant la science, la technique, le progrès, la modernité, au contraire, avec le progrès, elle progresse elle aussi !

Avec une passion méchante, Flaubert collectionnait les formules stéréotypées que les gens autour de lui prononçaient pour paraître intelligents et au courant. Il en a composé un célèbre « Dictionnaire des idées reçues ».
La bêtise ne signifie pas l'ignorance, mais l'absence de pensée des idées reçues.
La découverte flaubertienne est pour l'avenir du monde plus importante que les idées de Marx ou de Freud. Car on peut imaginer l'avenir sans la lutte de classes ou sans la psychanalyse, mais pas sans la montée irrésistible des idées reçues qui, propagées par les mass media, risquent de devenir bientôt une force capable d'écraser toute pensée originale et individuelle et d'étouffer ainsi l'essence même de la culture européenne.



Milan KUNDERA
L'art du roman (essai)
Gallimard, 1986
200 pages

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